Créateur de fanzines, éditeur, critique, bibliothécaire, scénariste, auteur d’ouvrages de référence sur la BD… À 31 ans, Maël Rannou, fou de bande dessinée, compte déjà plusieurs vies derrière lui. Et autant devant !

Quelles sont les clefs de ses vies multiples, de leurs croisements fertiles ? Difficile, pour le principal intéressé, de nous éclairer, car il n’a pas de plan de carrière, de stratégie, de vision à long terme. Alors, comment devient-on Maël Rannou ? Nous avons tenté de déchiffrer le mode d’emploi…

Rencontrer sa passion (très) précocement. Nous sommes en 1994, dans la cuisine familiale, à Ernée. Maël a 5 ans, il dessine des personnages dans des cases, co-écrit le texte avec son frère aîné, plie, agrafe, montre aux parents. Dessinateur, scénariste, éditeur, diffuseur : sa passion pour le fanzine est née et jamais ne s’arrêtera. Les publications maison se poursuivent et l’aident à traverser ses années de collège, cette difficile école de l’obéissance aux adultes et au conformisme de ses contemporains.
« Ne jamais hésiter à envoyer des e-mails » (avoir de l’audace). Début des années 2000, Maël est interne au lycée Rousseau à Laval, et Internet est né, qui l’ouvre sur le monde et une idée folle : depuis les ordinateurs du CDI, il contacte par e-mail des auteurs québécois, belges, etc., réunit 20 pages d’un fanzine qu’il va imprimer au pas de course chez le photocopieur du coin. ­Gorgonzola voit le jour, avec pour sous-titre, « le fanzine pas bo des punks aux cheveux sales… »
Être persévérant, très. Quinze ans et 24 numéros plus tard, ­Gorgonzola est toujours là, avec une même recette, celle du « fait-maison » (le do-it-yourself cher au mouvement punk), un artisanat qui vise la qualité du quasi-pro (« quasi, car je ne suis pas perfectionniste, j’aime débuter des projets, les faire, mais après, faut que ça sorte vite »). Sur près de 160 pages, le dernier numéro du fanzine, désormais annuel, mêle bande dessinée, textes de réflexion, critiques, dossier (autour de la BD croate cette fois), avec une ambition patrimoniale, celle de conserver une mémoire de la bande dessinée.
Penser et faire la BD (avec de l’audace encore). Toujours animé par cette saine habitude de frapper aux portes, en 2006, Maël envoie à la revue Comix Club un article qui ouvre sa carrière de critique de bande dessinée. Dès ce premier texte – titré Fanzinat de mon cœur – il télescope sa réflexion théorique et son expérience d’auteur et d’éditeur. Penser et faire la BD sont indissociables chez lui.
Plus tard, il recontacte l’université Paris-Descartes, dont il est jeune diplômé en licence professionnelle des métiers du livre. « Comment se fait-il qu’une licence d’une telle qualité ne propose pas de cours sur la bande dessinée ? » feint-il de s’indigner. Ainsi débute sa carrière d’enseignant. Deux jours de cours, très haut débit (le garçon a une élocution supersonique), « riches, foisonnants, denses… presque trop ! », selon les retours des étudiants. À l’image du personnage ?
Faire de sa passion sa vie (et vice versa). Maël est un garçon qui s’expose : à la critique, à l’amusement des uns, à l’agacement des autres, à l’attachement surtout. Ses étonnements, réflexions ou colères alimentent ses comptes Twitter, Facebook and co. Summum de l’exposition (exhibition ?), il publiera sur un de ses blogs (oui, Maël conjugue tout au pluriel), un ambitieux projet d’autobiographie dessinée (un « égozine » selon la terminologie rannouesque). Ceci est mon corps ! n’épargne rien au lecteur, de sa panique d’avoir mauvaise haleine au diagnostic de trouble de l’attention qui lui fut attribué (mais ne ­serait-ce pas plutôt une capacité à déployer des attentions multiples et simultanées ?). En attendant une éventuelle publication de ce projet inachevé, il écrit les histoires des autres (une demi-­douzaine de BD parues à ce jour portent sa signature de scénariste).
De la campagne électorale régionale dont il fut tête de liste, le militant écologiste tire aussi un récit dessiné – Ceci est ma campagne ! – qui offre ce regard décalé, ingénu, avec quelques pages désopilantes sur sa photo de campagne et cette fichue chemise blanche qui, au moins, a su capturer ses poils.
Prendre des tangentes en parallèle. 2016 : après ses études, le voici bibliothécaire, à Andouillé puis à Laval, mais déjà ailleurs. Maël prend un congé sabbatique d’un an pour participer à la renaissance de la prestigieuse revue Les Cahiers de la bande dessinée. Il profite aussi de cette parenthèse, après laquelle il reprendra son poste à la médiathèque de Laval, pour diriger et co-écrire un ouvrage collectif consacré à la bande dessinée… en bibliothèque ! Une publication qui fait désormais référence.
Du critique au chercheur : voir plus grand encore ! Maël ­affûte sa réflexion sur la BD en lisant tous azimuts et en signant régulièrement des articles pour des revues ou sites spécialisés (Du9, Bodoï…). Il a parsemé son cursus universitaire de mémoires, parmi lesquels une étude sur Pif Gadget et le communisme (un ouvrage devrait paraître en 2021) et une recherche sur l’histoire du fanzinat en France. C’est ainsi qu’il est repéré par un groupe de chercheurs spécialistes de la BD, qui l’adoubent et sollicitent sa réflexion, sa participation à des colloques…
Et si l’ultime secret de Maël Rannou était celui-là… « Je fais des listes de choses à faire, avec le court comme le long terme, et des tâches simples, comme ça, c’est motivant de cocher. » À ce jour :
– Terminer Ceci est mon corps !
Acheter des gants pour finir d’avoir froid à vélo
– Prendre les dimensions du placard pour des étagères
– Préparer la conférence du festival d’Angoulême sur Pif et le communisme…

Longue vie aux listes de Maël Rannou !

Satire à tout-va
« Les attentats contre Charlie Hebdo ont été le déclic ». En juillet 2015, Loran Ferrand et Yoann Pouteau concrétisent un projet qu’ils mûrissent depuis longtemps : éditer un fanzine où ils pourraient exprimer leurs opinions, dénoncer ce qui les hérissent, proposer des articles de fond sur l’écologie ou le véganisme, causer punk hardcore ou petits mickeys… « Bref, faire le fanzine qu’on rêvait de lire ». Bullshit’n’roll was born ! Et ce « fanzine amateur, satirique et bordélique », qui fêtait en 2019 son 7e numéro, s’étoffe au fil des parutions, alimenté par une équipe de 6 à 7 bénévoles et une vingtaine de contributeurs, dont quelques auteurs BD confirmés (Caritte, Jean Bourguignon…) et des talents en devenir. Très denses, les 60 pages de Bullshit’n’roll débordent ainsi d’illustrations et de bandes dessinées en tous genres. Graphisme soigné et impression couleur, le fanzine, disponible sur abonnement et dans une poignée de librairies et disquaires, vaut largement ses très modiques 5 euros.
Depuis trois éditions, les activistes de Bullshit organisent aussi le festival Spank, qui met à l’affiche auteurs de BD et groupes punk « qui dépotent ».

 

Article paru dans le dossier « Bande dessinée, rencontres du 9e type » du numéro 68 du magazine Tranzistor.