Si le 22 juin signe le retour aux salles obscures, comment l’inédite fermeture des cinémas a-t-elle été vécue en Mayenne ? Et comment penser l’après, entre contraintes sanitaires, panel de films réduit et emprise croissante du numérique ?
Il est 20 heures passé de quelques minutes ce samedi 14 mars. Les projecteurs tournent encore un peu partout en France lorsque Édouard Philippe sonne le gong : celui de la dernière séance. À compter de minuit, fondu au noir sur les écrans français, tandis que ferment aussi musées, théâtres ou restaurants. Une première au pays de l’exception culturelle : jamais les salles de cinéma n’ont ainsi toutes baissé rideau, pas même durant la Seconde Guerre mondiale.
Le timing est en outre cruel pour les cinéphiles mayennais, qui comme chaque année en cette fin d’hiver, s’apprêtent à voyager au rythme des Reflets du cinéma. Dès le 13 mars, Atmosphères 53 décide d’annuler son festival, « le jour même de l’ouverture » resitue Audrey Bénesse. La directrice artistique de l’association évoque « une décision douloureuse » : depuis huit mois, l’équipe préparait la 24e édition de ce festival qui associe traditionnellement toutes les salles du département.
Dix cinémas pour 24 écrans tissent la toile du septième art en Mayenne, de Renazé à Saint-Pierre-des-Nids. Ils dessinent un paysage varié, du multiplexe privé de neuf salles aux petits cinémas associatifs et entièrement bénévoles. Des « petits poucets » qui ne s’avèrent d’ailleurs pas les plus fragilisés par la situation. « Les plus impactées sont plutôt les salles qui comptent le plus de salariés et enregistrent beaucoup d’entrées, précise Audrey. Qui plus est, celles-ci ont fait d’importants investissements ces dernières années. »
Pour Antoine Glémain, cogérant du flambant neuf cinéma Le Vox à Mayenne, la priorité était de maintenir le niveau de rémunération des sept salariés. « Nous avons complété leur indemnité de chômage partiel en puisant dans les fonds propres du cinéma pour qu’ils soient payés à 100 %. Tout en faisant le choix de conserver toute l’équipe, c’était essentiel pour nous. »
Un choix fort alors que les chiffres d’affaires dévissent. L’an dernier, en juin, Le Vox enregistrait près de 44000 entrées. 2020 est d’ores et déjà une année noire : le cinéma devrait plafonner au 30 juin à quelque 18000 tickets vendus. Les écarts observés sont similaires dans les autres salles, comme au cinéma Yves Robert d’Évron, dont la gestion est confiée depuis 2016 à Atmosphères 53 : « En se reportant aux entrées de 2019, la perte de fréquentation entre mi-mars et fin juin est de plus de 11000 entrées, soit environ 20% des entrées annuelles. »
Cent jours sans ciné
Tout ne s’est pas d’arrêté pour autant durant ce temps suspendu. Audrey a continué par exemple à peaufiner les programmations du festival du film judiciaire de Laval à l’automne ou de la saison estivale Cinéma en plein air, qu’Atmosphères 53 vient finalement de se résoudre à annuler. D’ingénieuses parades émergent aussi pour entretenir le lien avec le public et jouer un rôle de prescripteur : concours créatifs sur les réseaux sociaux, newsletter « ciné-confinés » ou offre de films en VOD via des plateformes indépendantes comme La Toile.
Sevré de grand écran, le public a-t-il compté les jours ? Cent, exactement, se seront écoulés entre le 14 mars et le 22 juin, date annoncée de la réouverture des salles par la Fédération nationale des cinémas de France. « Ce sera le cas pour la majorité des salles mayennaises, toutes enthousiastes à l’idée de rouvrir », assure Audrey. La reprise, longtemps annoncée pour juillet, a quelque peu pris de court les exploitants en même temps qu’elle comblait l’impatience générale. Avec, toutefois, cette équation à plusieurs inconnues : comment fonctionner avec davantage de frais, liés au protocole sanitaire, tout en anticipant une nécessaire baisse de fréquentation ? « Là-dessus, c’est clair et net : l’exploitation des salles n’est pas viable et ne peut pas l’être dans les conditions actuelles, affirme Antoine. Les mesures sanitaires impliquent des jauges divisées par deux et surtout une limitation du nombre de nos séances, sans compter l’appréhension d’une partie du public à revenir en salles dans l’immédiat. »
Ce que confirme Audrey : « On le sait depuis le début, le vrai enjeu économique n’est pas tant la fermeture que la réouverture des salles. Et on va de surcroît se retrouver avec une pénurie évidente de films, même en reprenant ceux qu’on avait programmés en mars. »
Un coup d’œil au calendrier des sorties l’atteste : la saison estivale, par tradition propice aux grosses mécaniques hollywoodiennes, prend des allures de désert, asséché par la prudence logique des distributeurs de films.
Lieux de vie
Quid du trou d’air se profilant à l’horizon 2021, séquelle d’un arrêt total de la production cinématographique pendant plusieurs mois ? Conscient du problème, Antoine Glémain rappelle ce subtil et fragile édifice qu’est la programmation d’un cinéma : « Il suffit qu’il nous manque dix blockbusters dans l’année et on ne tient plus notre équilibre. Ce sont ces grosses productions qui nous permettent de proposer d’autres films, comme ceux classés »art et essai », moins soumis à des logiques économiques. »
Quelques voix dans le milieu du cinéma s’inquiètent aussi des effets du confinement sur la part croissante du visionnage de films à domicile. Les géants du streaming vidéo, Netflix et Amazon en tête, n’ont-ils pas vu leur nombre d’abonnés exploser ? « La montée en puissance des plateformes numériques, c’est une tendance qui ne date pas d’hier, même si elle s’est en effet fortement accentuée ces derniers mois, concède Antoine. Mais ces plateformes peuvent-elles se passer des cinémas ? On observe déjà que Netflix ou Amazon rachètent des salles aux États-Unis. Il y a l’idée qu’un film n’existe pas complètement s’il ne sort pas en salles. Lorsqu’on voit les coûts de production et les efforts artistiques nécessaires pour réaliser une œuvre, c’est une vraie banalisation que de la diffuser uniquement en ligne. Et économiquement, ça ne maximise pas les bénéfices. La salle reste primordiale dans le calcul des producteurs. »
Tout en se gardant de jouer au médium, Audrey Bénesse ne veut pas croire non plus que du côté du public « trois mois aient suffi pour métamorphoser les habitudes de consommation des images. Aller au cinéma, c’est de l’ordre du collectif, du lien social… Ça ne changera pas, et surtout après avoir été confinés. Regarder un écran seul chez soi ne remplacera jamais une séance dans le noir en public. Les spectateurs vont être contents de retrouver ces lieux de vie que sont les cinémas. »
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