Elle au scénario, lui au dessin, ils bâtissent leur œuvre, album après album, créent un festival hétéroclite à Craon, font de leur maison un « fourre-tout culturel de proximité » et nous invitent à… ralentir.
Trouver Niafles ne fut pas chose facile pour notre GPS. Nous voilà perdus, en retard ! La maison de Delphine, Alexis et leurs enfants s’annonce par un manège extraordinaire qui brille sous la pluie et veille sur leur maison, tel un gentil monstre mythologique. La porte s’ouvre sur une grande pièce, pleine de vie et d’histoires : la grande table attend les invités, le poêle à bois ronronne, les murs sont peuplés de personnages, dessins, gravures, poupées étranges, du punk fait doucement battre les enceintes. « Tu as trouvé facilement ? »
Quand et comment vous êtes-vous rencontrés ?
Alexis : On s’est rencontrés en 2007 à Bruxelles. J’avais abandonné les Beaux-Arts d’Angoulême cinq ans plus tôt. Il fallait attendre la 3e année pour toucher à la BD, je ne m’y retrouvais pas. En quittant l’école, j’ai créé un fanzine avec des copains. Puis j’ai auto-édité mon premier album, ce qui m’a permis d’entrer dans le monde de la BD et de signer mon premier contrat avec un éditeur.
Delphine : On s’est rencontrés dans un bar. Alexis m’a montré un jour une illustration qu’il avait faite, dans une ambiance à la Tim Burton. J’ai adoré cette image. Il m’a proposé qu’on en fasse un film d’animation. Et ça m’a tentée. On a construit les décors, puis on a décidé d’en faire une BD. Voilà comment j’ai écrit mon premier scénario : Lyz et ses cadavres exquis, sorti en 2010.
A : En parallèle, nous avons monté les éditions Vanille goudron, avec l’idée de former un collectif d’auteurs et de publier Juke Box, une sorte de livre-revue qui regroupait une quarantaine d’auteurs autour d’un thème, et mêlait illustrations et BD. Durant quatre ans, les Juke Box sortaient pour le festival d’Angoulême et une expo des originaux tournait pendant un an, accompagnée de concerts.
Ensuite, vient Le souffle court, votre première BD ancrée dans des questions sociales.
A : Delphine apporte son univers personnel à partir de cet album, une histoire d’amour sur fond de réinsertion sociale.
D : J’ai travaillé trois ans en milieu pénitentiaire et cette expérience m’a beaucoup marquée.
En 2011, vous quittez Bruxelles pour choisir la Mayenne.
A : Nous avons cherché un lieu central entre Pau où j’ai grandi, Douarnenez, la ville natale de Delphine, et Bruxelles où nous avions gardé des attaches !
D : Et c’est en chemin vers la Mayenne, sur l’autoroute, que nous apprenons la catastrophe de Fukushima. À la radio, une émission parle du nucléaire et évoque Plogoff. Je suis surprise par ce que j’entends et troublée : c’est comme si je découvrais cette histoire alors qu’elle m’avait été racontée mille fois quand j’étais enfant ! Pour moi, Plogoff, ça avait été une poignée de manifestants qui s’étaient battus avec quelques CRS pendant un après-midi et c’était réglé. Et là, j’apprends que ça avait duré 7 ans, que Plogoff avait été choisi parce que c’était une pointe facile à mettre en quarantaine en cas d’accident nucléaire, et surtout parce qu’il n’y avait que des femmes seules et des vieux puisque les hommes étaient en mer… Je me suis dit, mince, c’est dingue
Vous vous êtes dit : Plogoff, ça va donner une bonne histoire ?
D : Oui et c’est aussi plus que ça. Ce qui nous a intéressés, c’est comment s’est construite cette mobilisation sociale chez des gens qui n’étaient pas préparés à ça ; comment la cohésion a pu être maintenue. Comment toutes ces individualités ont pu œuvrer pour un objectif commun, avec parfois des raisons d’agir différentes : certains dans une démarche anti-nucléaire, d’autres pour qu’on n’abîme par leur côte, sans forcément avoir une conscience écologique.
Le livre est un succès !
D : À tous les niveaux : nous en sommes à la sixième réédition ; l’album a suscité des tables rondes, des débats et les personnes qui ont participé aux événements ont trouvé la BD fidèle.
A : Y compris un garde-mobile rencontré lors d’une dédicace !
Vous poursuivez avec l’album 100 maisons, la cité des abeilles dans une même veine, celle de la mobilisation collective.
D : Cette histoire est aussi liée à mon enfance. Après la guerre, comme beaucoup de Français, mon oncle vivait dans un logement minuscule, malsain, avec un loyer élevé. Lui et ses anciens copains de la JOC – Jeunesse Ouvrière Chrétienne – apprennent l’existence d’un projet d’auto-construction à Pessac. Après une visite sur place, ils décident de lancer le mouvement à Quimper. Ils réunissent 100 familles, et construisent, en moins de 4 ans, les 100 maisons dont ils ont besoin, en travaillant sur le chantier après le travail et les week-ends.
C’est plus stimulant à dessiner que des manifestants et des CRS ?
A : L’histoire est très positive. Je l’ai dessinée de manière plus légère que Plogoff. Je l’ai imaginée portée par la musique. En Bretagne, j’aime ce sens de la fête, ce côté intergénérationnel que m’a fait découvrir Delphine, et que l’on retrouve dans le livre où j’ai pu dessiner des scènes de vie collective, sur le chantier, dans les maisons, au bistrot.
Comment travaillez-vous ensemble ?
D : On discute de l’histoire, de la psychologie des personnages, leur vécu, leur parcours et on imagine une trame, une succession de situations. Ensuite, je rédige le scénario entièrement, d’une traite, sans découpage et je transmets à Alexis.
A : J’écris une sorte de story board et on rediscute, on confronte nos points de vue.
D : La plupart du temps, j’adhère complètement au découpage. Il peut arriver qu’on rediscute sur telle ou telle scène et ensuite je n’interviens plus ; Alexis dessine.
Comme dans Plogoff, où vous montrez les tensions entre les partisans et les anti-centrales du village, vous ne cachez pas celles qui se sont produites sur le chantier des 100 maisons, et qu’il a fallu surmonter.
D : L’un des habitants constructeurs du quartier explique qu’il y a eu deux miracles dans cette histoire. D’abord avoir pu créer en commun ce quartier : chacun travaillait à la maison de l’autre, sans qu’il y ait eu de conflits majeurs, de bagarres. Ensuite savoir cohabiter en voisins. Ils ont créé des kermesses, des voyages pour garder la cohésion du quartier. Les gamins prenaient le goûter indifféremment chez les uns ou chez les autres.
Le livre est sorti en 2015, au moment des attentats de Charlie. Il a beaucoup été question du « vivre ensemble » et cela nous a interpellés : aujourd’hui, qu’est-ce qui pouvait souder, mobiliser les gens ? Est-ce que des mouvements collectifs comme ceux évoqués dans Plogoff ou 100 maisons pouvaient ressurgir ? Et comment réapprendre à vivre en voisins ?
Ralentir, votre dernier album paru en 2017, met en scène des gens qui ont fait le choix de vivre autrement, le choix de « ralentir ». Après Plogoff et 100 maisons, cela semble témoigner d’un pessimisme : on passe de l’idée de changer le monde à celle de créer le sien, en autarcie…
D : Nous avons l’impression que les gens ont pris conscience que les choses n’allaient pas dans le bon sens. Et en même temps qu’il ne faudrait pas tant de choses pour changer la donne. Mais pour beaucoup cela paraît inaccessible de tout changer d’un coup. Alors on revient à une plus petite échelle : concrètement, dans ma vie, qu’est-ce que je peux changer ? Comment on s’organise à l’échelon d’un petit collectif, d’un quartier, d’un village ? Et l’enjeu, ensuite, est peut-être de mettre toutes ces initiatives en réseau. Ce n’est pas pessimiste, c’est une autre démarche.
A : Mais dessiner Ralentir nous a fait beaucoup réfléchir sur nos propres choix de vie, gamberger même. Que faire pour être en accord avec nous-mêmes, avec nos réflexions ?
C’est à la fois votre réflexion qui nourrit vos projets artistiques mais aussi l’inverse : vos livres vous poussent dans votre réflexion ?
D : Oui, on peut dire ça. C’est pendant qu’on travaillait sur Ralentir qu’on a créé Le Guidon, notre « fourre-tout culturel de proximité », comme nous l’appelons. Un lieu, situé dans notre maison, où on présente des œuvres d’artistes que l’on aime, où l’on organise des concerts, des expositions, des rencontres avec des illustrateurs, des auteurs, des ateliers de dessin, de sérigraphie, pour enfants et pour adultes… Au dernier concert, chez nous, dans notre salon, il y avait 40 adultes, 11 enfants, c’était intergénérationnel.
A : Le Guidon, c’est un prolongement du festival Rustine, dont la première édition a eu lieu début 2015 à Niafles. Nous voulions montrer des formes artistiques très différentes, une sorte de « cour des miracles », en faisant des ponts entre les arts. En faire un festival qui suscite des rencontres, qui crée du lien social.
C’est aussi l’idée du manège devant chez vous ?
A : Il est en libre-service, les parents montent sur le vélo qui assure la propulsion des quatre mobiles, ils pédalent, les enfants se marrent, on discute.
Rustine a pris de l’ampleur, a gagné en notoriété et la 4e édition, du 23 au 25 février, a lieu à Craon…
A : Les salles de Niafles étaient devenues trop petites. Mais l’esprit reste le même : susciter la rencontre du public avec des pratiques artistiques inhabituelles en jouant la carte de l’éclectisme : il y aura une tatoueuse, un boys band à caractère préventif, des ateliers de fabrication de poupées et d’objets magiques, des concerts, des auteurs de bande dessinée, des illustrateurs jeunesse… Il s’agit de favoriser les croisements, en créant un espace ouvert à tous, accueillant, convivial, ludique, intergénérationnel.
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