Décide-t-on un jour de vivre de son art ? Pourquoi faire le métier d’artiste aujourd’hui ? Est-ce un travail, une passion, une vocation ? Cinq artistes nous parlent de leur vie.

© Matthias Garanger

Maryvonne Schiltz

Actrice de théâtre, de cinéma et de télévision.

« J’ai gardé au fond de mon âme un souvenir indélébile : à sept ans, j’ai vu Jeanne d’Arc, une pièce jouée par une troupe amateur dans un petit village au nord de la Mayenne. Ç’a été une émotion énorme, fondatrice. Quelque chose s’est imprégné très fort en moi. J’ai su que ma vie était là, dans un théâtre, dans ces lieux qui me fascinaient avec leurs rideaux, leurs fauteuils rouges, la liberté qui semblait y régner…
Mais mon père était gendarme, j’étais loin de tout milieu artistique. Jamais je n’aurais osé croire qu’un jour je deviendrais comédienne : cela me paraissait inaccessible. Alors je suis entrée par une autre porte : j’ai suivi des études de costumière à l’École de la rue Blanche à Paris. C’est là que j’ai compris que c’était possible pour moi de faire ce métier : il « suffisait » de se présenter à un examen, auquel j’ai été reçue, pour entrer en classe de comédie. Après deux ans à la Rue Blanche, j’ai été élève au conservatoire d’art dramatique pendant trois années.
Acteur, c’est un métier qui s’apprend. Comme un artisan apprend son art. J’ai bûché énormément. J’étais imbibée de théâtre jour et nuit. Et j’ai eu la chance en 1965, alors que j’étais encore au conservatoire, de jouer Ophélie dans un Hamlet monté par le Théâtre national populaire. Ensuite, j’ai traversé tous les premiers rôles tragiques du répertoire classique, Bérénice, Andromaque, Desdémone… Une nourriture formidable !

Palpitation d’âme et d’esprit

En parallèle du théâtre, j’ai aussi travaillé pour le cinéma et beaucoup pour la télévision. Au départ, c’est le même métier : il s’agit d’approcher un personnage pour l’interpréter de la façon la plus juste possible. Être acteur, plutôt que savoir s’exprimer, c’est aussi pouvoir écouter, recevoir ses partenaires de jeu. Avec une différence fondamentale au théâtre, où intervient un troisième partenaire capital : le public. Il faut être capable d’être à son écoute. Chaque soir, la pièce est différente, parce que le public est différent. C’est ce qui me bouleverse, cette palpitation d’âmes et d’esprits qui réunit acteurs et public au même moment.
Ce qui est singulier dans ce métier, c’est que vous êtes en pleine lumière et que tout à coup le lendemain, il n’y a plus rien. Vous êtes chez vous à attendre les coups de fil. Il faut trouver en permanence un équilibre entre le trop et le pas assez. Comme tout le monde, j’ai traversé des moments d’angoisse, à me demander ce qu’allaient manger demain mes quatre enfants… Tout cela est tellement éphémère, fragile. Il faut être humble, quand on est interprète, on dépend des autres. Des metteurs en scène d’une part, c’est d’abord d’eux dont dépend la réussite de l’œuvre à laquelle vous participez, et de vos partenaires d’autre part. Comme au tennis, si vous jouez avec quelqu’un qui envoie toutes les balles dans le filet, ça sera compliqué de faire une belle partie. Mais quand on est en osmose, c’est un tel bonheur ! J’adore aussi la possibilité de voyager que m’offre ce métier. J’ai passé le mois dernier à Strasbourg, demain je serai Parisienne pour un mois et demi. Voir enfant une pièce de théâtre dans un petit village perdu en Mayenne, cela peut vous emmener loin… »

Nicolas Boisnard

Auteur, chanteur au sein d’Archimède

« Artiste, soit on l’est, soit on ne l’est pas. On ne choisit ni sa personnalité, ni son histoire, ni les tropismes qui nous travaillent au jour le jour. Or, un artiste, à mon sens, est d’abord le fruit de tout cela. On ne veut pas être artiste, au sens de volonté délibérée, mais on subit plutôt, on consent simplement à sa nature, à une espèce de force aveugle qui nous pousse à créer. Je pense qu’être artiste est de l’ordre de la vocation, un peu comme prof ou nourrice, en fait.
Après, on peut vivre de son travail d’artiste, mais on peut tout aussi bien être artiste sans en faire son métier. La question de la professionnalisation, du faire-carrière est une autre problématique. Lorsque pointe la possibilité de la rémunération de son art, on se pose des questions plus prosaïques, moins poétiques. Il faut être structuré, avoir des partenaires sûrs et motivés, pour se lancer à corps perdu dans la professionnalisation. Dans la musique, disons que quand on a un label et un tourneur, on peut envisager de tout plaquer pour vivre de son art. J’aime la liberté, l’indépendance, la solitude, l’oisiveté créatrice, le partage, l’aventure collective que m’offre ce métier, et même, dans une certaine mesure, la peur de se planter. Il faut être lucide. Après dix ans et quatre albums, apparaît forcément le risque de l’essoufflement, d’autant que le milieu musical, les médias donnent une prime à la nouveauté : c’est très difficile de durer dans ce contexte et c’est forcément inquiétant. La route est longue mais notre public reste fidèle, on tient le cap ! Et puis c’est aussi ce type de risque qui pousse à se renouveler, à éviter la routine, l’enfermement dans ses réflexes, dans ses tropismes, justement. Sortir de sa zone de confort est primordial, et j’y travaille d’ailleurs beaucoup ces temps-ci, comme vous le verrez bientôt… »

 

© Julien Guigot

Manu Grimo

Conteur, fondateur de la compagnie Des arbres et des hommes

« Vouloir être artiste ? » Je ne me suis jamais posé cette question. Sur mes carnets scolaires, il y a toujours eu de jolies remarques professorales : tête en l’air, distrait, étourdi… Petit gros réservé, je joue un tout premier rôle au collège, en 5e. Sur scène, je suis à l’aise et ma parole se libère, loin du quotidien. J’ai goûté à la scène et dès lors je n’ai plus jamais voulu la quitter. J’ai brûlé d’envie de jouer, de monter sur les planches. Après un drame familial, j’intègre la troupe de théâtre amateur de mon village. Les différents pères des pièces de boulevard que l’on joue m’adoptent et m’éduquent sur scène. Après le conservatoire d’Angers, je deviens comédien dès l’âge de vingt ans, trépignant, en pleine ébullition, fou. En Guyane où j’ai vécu ensuite quelques années, le conte est partout, dans les familles, dans la rue. De comédien, je deviens conteur. Aujourd’hui, 20 ans après mes débuts, je passe de longs temps d’angoisse avant une représentation. J’ai toujours le trac.
Je fais ce métier peut-être parce que je ne sais rien faire d’autre ? En tout cas, c’est un travail exigeant. Je pense souvent à faire quelque chose de moins chronophage. Mais je serais malheureux. Cependant pour mon équilibre et pour ma carrière, j’ai fait un choix primordial : réussir ma vie personnelle et familiale avant tout.
Le plus difficile est peut-être de parvenir à vivre honorablement de son art ? J’ai passé beaucoup d’années sans le sou. Mais cela m’a permis de découvrir quantité de métiers et d’ajouter toutes sortes de cordes à mon arc. Ce qui m’épuise souvent, c’est cette opiniâtreté terrible dont il faut faire preuve pour obtenir une reconnaissance de ses pairs et des professionnels du spectacle. Heureusement, tout s’efface quand on a le bonheur de voir naître un sourire rêveur ou une larme sensible sur le visage des spectateurs. »

 

© Florian Renault

Virginie Fouchault

Comédienne, metteure en scène, directrice artistique de la compagnie Théâtre d’air.

« Je ne dirais pas que j’ai toujours voulu être artiste. Je dirais plutôt que j’ai toujours eu un rapport sensible au monde, ce qui fait de moi une artiste aujourd’hui. Ce regard sensible s’est très vite tourné vers les gens plus que les paysages ou les mots. J’adorais petite fille m’asseoir dans un coin et observer pendant des heures les adultes qui m’entouraient. Je crois que j’aurais pu être psychologue, par exemple, mais le théâtre amène une dimension poétique, physique et organique ainsi qu’un imaginaire et une distance qui me sont nécessaires pour supporter le monde.
Dès que j’ai mis un pied sur une scène de théâtre, j’ai su. Je me suis sentie dans mon élément, comme on dit. J’avais 16 ans. Je me suis inscrite au club théâtre du lycée Rousseau à Laval avec un trac infini. Dany Porché et Jean-Luc Bansard encadraient alors cet atelier. J’ai pour eux, depuis ce jour, une grande affection. Le soir-même, je suis rentrée à la maison et j’ai annoncé à mes parents que je serais comédienne. Il n’y a pas eu de résistance. Comme si tout cela était déjà une évidence pour tout le monde. Je crois qu’on ne décide pas de devenir artiste. Cela s’impose à nous. Comme on ne décide pas de tomber amoureux. C’est une chute nécessaire, existentielle.
Un sixième sens. Si je devais cesser de créer, cela m’amputerait aussi fortement, je crois, que la perte de la vue, par exemple. C’est à la fois un récepteur du monde qui m’entoure et un filtre qui me permet de mettre une distance.
J’aime cette faculté qu’a le théâtre d’aider à comprendre l’humanité dans ses pires moments. J’aime aussi le temps des répétitions et le travail d’équipe : c’est comme un immense terrain de jeux d’enfance pour parler de choses “d’adultes”. J’aime moins les soirées mondaines et le snobisme auquel nous pouvons succomber parfois. »

 

© Jean-Jacques Procureur

Régis Donsimoni

Illustrateur, ­auteur-dessinateur de bandes-dessinées.

« Je n’ai jamais vraiment voulu être “artiste”, en tout cas je ne l’ai jamais pensé comme ça, et même aujourd’hui, j’ai du mal à me considérer comme tel. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours lu de la BD et j’ai toujours aimé dessiner, c’était pour moi une évidence : j’allais faire de la BD même si le comment est resté flou très longtemps, et si mes parents ont tout fait pour me dissuader avec le classique “trouve un vrai métier d’abord et puis tu verras”. C’est devenu plus clair à partir du lycée où je ne me voyais pas faire autre chose et où j’ai commencé à m’intéresser aux filières menant à ce métier.
C’est un peu égoïste mais la BD était un très bon moyen de faire ce que j’aimais le plus, dessiner, raconter des histoires. La BD m’a beaucoup aidé à me construire quand j’étais jeune et j’avais aussi envie de rendre ça, d’apporter ma modeste pierre à l’édifice, c’est sans doute pour ça que je fais plutôt de la BD jeunesse et ado.
J’aime la liberté que m’apporte ce métier, il permet, à moindre frais, de créer tout ce qu’on veut, space opera, fantasy ou histoire intimiste, il n’y a pas de limites à part sa propre imagination. Je fais un métier que j’aime et je considère cela comme une immense chance. Même si être dessinateur, c’est beaucoup de travail, des heures seul devant sa table à dessin, 7 jours sur 7, pour arriver à un niveau honorable. Travailler seul chez soi peut être très déprimant par moment. Heureusement que les festivals BD nous permettent de nous voir entre auteurs et de rencontrer les lecteurs.
La relation avec les éditeurs ne cesse de se dégrader au fil des ans. Ce qui se traduit par une baisse des revenus et une précarité grandissante des auteurs alors que les bénéfices des éditeurs n’ont jamais été aussi élevés. C’est d’ailleurs pourquoi de plus en plus d’auteurs décident de s’auto-publier via notamment le crowdfunding. »

 

Article paru dans le dossier «Profession ? Artiste ! » du numéro 63 du magazine Tranzistor.