Cyril Le Tourneur d’Ison a parcouru la planète pour en rapporter des images. Ce photoreporter chevronné vient de réaliser un documentaire dans lequel il dénonce le massacre du bocage et alerte sur un écosystème fragilisé, en Mayenne.
Vous venez d’achever la réalisation de La Grâce du sillon, un documentaire de 52 minutes. Comment est né ce projet ?
D’une rencontre avec Antoine Glémain, d’Atmosphères Production, ici même, en 2017. Il est venu avec son équipe, et m’a proposé de m’accompagner dans la création d’un film. J’avais carte blanche pour réaliser un documentaire ou une fiction en lien avec la Mayenne. J’ai élaboré ce projet à partir de mon ressenti sur ce territoire et, notamment, des lectures de l’écrivain et photographe mayennais Jean-Loup Trassard. C’est un travail sur la banalisation des campagnes et la disparition potentielle d’un paysage rural, façonné par huit siècles de civilisation paysanne. Une réflexion qui dépasse largement les frontières du département.
Tout au long du film, le spectateur est accompagné par un narrateur, personnage imaginaire qui déambule à travers le paysage. Pourquoi ce choix ?
Je ne voulais pas être tenu par un récit purement journalistique. J’ai opté pour un mode narratif, poétique, avec cet épouvantail qui a été fabriqué par les plasticiens mayennais Élodie Grondin et Yannick Thomas. Il est à la fois une métaphore de la civilisation paysanne et une référence à L’Homme des haies, le roman de Trassard.
Jean-Loup Trassard est très présent dans le film…
C’est la première personne que j’ai interviewée pour ce projet. Jean-Loup est LE maître absolu sur le sujet : il observe la campagne et son évolution depuis plus de 70 ans. Au total, j’ai mené une vingtaine d’entretiens auprès d’interlocuteurs impliqués dans la protection de l’environnement. Le projet a été long à se mettre en place. J’ai commencé à y travailler fin 2017. Début 2019, j’ai trouvé un producteur, 24images, qui a finalisé la diffusion avec France 3 Pays de la Loire. Entre temps, j’ai réécrit plusieurs fois le synopsis. L’été dernier, quand je suis arrivé dans les studios de montage, je disposais d’une matière considérable…
Votre documentaire s’intéresse aux pratiques des agriculteurs, mais évoque aussi, de manière plus large, l’aménagement du territoire.
Il aborde tout ce qui marque le paysage, laisse une empreinte. Ce qui m’intéressait, c’était de conserver la mémoire d’un paysage, tout en alertant sur sa destruction, qui s’opère là, sous nos yeux. On peut tout à fait imaginer que, d’ici 20 ans, il ne restera plus que la plateforme web Géo-portail pour se souvenir de la configuration de l’espace rural de l’ouest. Peut-être que la Mayenne ressemblera à la Beauce et que ça ne dérangera personne ! Tout ça donne un peu le vertige.
Votre constat oppose modernité et préservation de la nature. Deux notions forcément incompatibles ?
On a l’impression que ce conflit est inévitable. Que la nature doit se soumettre, quoi qu’il arrive. L’homme semble incapable de penser les choses différemment. Jérôme Rousselet, comédien mayennais et ancien agriculteur, parle de « guerre contre la nature ». La nature est devenue l’ennemie. Pourtant, on sait parfaitement que le modèle agricole dominant est à bout de souffle. Tous les signaux sont au rouge. Évidemment, il ne s’agit pas de faire des agriculteurs des boucs-émissaires. Eux-mêmes sont pris dans un engrenage.
Votre propos sonne comme un signal d’alarme. Quelle portée souhaitez-vous lui donner ?
À mon modeste niveau, j’ai voulu secouer les consciences. On m’a donné l’opportunité de dire ce que je ressentais, à travers le média audiovisuel. Je ne suis ni un spécialiste de la biodiversité ni de l’environnement, mais tout cela me touche terriblement. À la base, j’ai une formation de géographe. Je suis forcément sensible à l’action de l’homme sur les espaces. Nous sommes entrés dans ce que certains appellent l’anthropocène… L’équilibre qui existait hier est rompu du fait de l’activité humaine. Donc oui, c’est alarmant.
En marge de La Grâce du sillon, vous avez mené un travail photographique qui a donné lieu à Palimpseste, une exposition itinérante présentée en 2019, doublée d’un livre…
En 2018, j’ai répondu à un appel à projets de la fondation Mécène Mayenne. Je me suis dit que ça aurait du sens, parallèlement au film, de photographier le bocage et le danger de sa disparition. J’ai travaillé en noir et blanc, en format carré. Cela m’a permis d’avancer sur les deux tableaux, la photo et le documentaire.
Vous êtes photographe depuis plus de 30 ans. Comment avez-vous démarré la photo ?
Après mes études, je suis parti photographier le carnaval de Venise, avec un copain. On est revenu avec des tas d’images, qu’on a vendues au magazine jeunesse Okapi. C’était ma première publication. La technique, je l’ai apprise sur le tas. À ce moment-là, les rédactions disposaient de réels moyens. On pouvait, sur un simple coup de fil, proposer un sujet à une rédaction et partir… C’était la belle époque de la presse papier. Au fur et à mesure, c’est devenu plus compliqué. Le marché a changé, les budgets se sont raréfiés… Aujourd’hui, Internet et son torrent d’images ont profondément modifié les règles du jeu.
Le véritable tournant, pour vous, s’est opéré en Afghanistan…
Le reportage grâce auquel j’ai gagné mes galons de reporter photographe, c’était en 1987. J’étais volontaire pour Solidarité Afghanistan, une ONG qui aidait les populations sous occupation soviétique. C’était l’époque des cinglés qui envoyaient de jeunes inconscients comme moi, avec ce qu’on appelait du « cash for food », c’est-à-dire des sacs remplis d’argent. De la folie furieuse ! Mais il y avait l’aventure, le besoin de sortir des sentiers battus… À mon retour, j’ai eu une publication de plusieurs pages dans Le Figaro Magazine. La rédaction en chef avait titré « Des chevaux contre des tanks ». Sur place, j’avais suivi des combattants afghans, à cheval… Ce reportage m’a ouvert les portes d’agences comme Gamma, Sygma…
Après cela, vous avez couvert de nombreux conflits dans le monde ?
La révolution de Bucarest, les Tamouls en lutte contre Colombo, le Kosovo, la Macédoine, Le Liban… Mais je n’ai jamais été photographe de guerre. J’étais plutôt dans le news magazine. Puis j’ai fait du grand reportage. J’ai toujours aimé voyager. J’ai collaboré à Géo, au Figaro Magazine, à Paris Match aussi. J’ai beaucoup photographié les initiatives menées par des ONG, notamment auprès des femmes. Je continue à collaborer avec une fondation qui finance des projets d’autonomisation des femmes. Je suis toujours impressionné par leur capacité à lutter contre la pauvreté. En 2014, j’ai réalisé Femmes lumières, un documentaire diffusé sur TV5 Monde. La réalisation est venue assez tardivement…
Comment êtes-vous arrivé en Mayenne ?
Mon ancrage familial est à Saint-Brice. La maison où nous nous trouvons appartenait à la famille de ma mère depuis des générations. Avec ma femme, nous avons eu l’opportunité de la racheter. En 2005, nous avons quitté Paris et nous nous sommes installés ici. Je suis très attaché à ce lieu où j’ai des tas de souvenirs d’enfance. Mais je ne connaissais pas le territoire. Je m’y suis vraiment intéressé après notre installation…
En 2014, alors que vous réalisiez un reportage photo « vu du ciel », près d’ici, vous avez eu un choc…
En survolant le secteur en ULM, j’ai découvert d’immenses saignées creusées dans la terre. C’était très spectaculaire. Ces grandes cicatrices préfiguraient la ligne ferroviaire LGV. Cette image m’a bouleversé, et a contribué à me sensibiliser encore davantage au paysage, et à sa transformation. De là est née l’idée d’un projet personnel sur ce chantier. J’ai choisi de travailler en argentique, avec un moyen format, en noir et blanc, et de dégrader volontairement les originaux pour créer une confusion sur l’époque à laquelle les photographies avaient été prises… Au final, les images s’apparentent à un champ de bataille du début du 20e siècle. Malmenée par les engins de terrassement, la nature donne une impression de chaos. Ce travail, intitulé Géographie d’un désastre, a été exposé au festival Les Photographiques du Mans, en 2015.
Vos prochains projets s’ancrent-ils aussi en Mayenne ?
Non, pas dans l’immédiat. J’ai très envie de voyager à nouveau. Je m’intéresse beaucoup à Diamniadio, une ville nouvelle, au Sénégal. Un chantier complètement dingue, en périphérie de Dakar. Les Sénégalais sont en train de reproduire un modèle de développement sur lequel nous nous interrogeons de plus en plus. À qui est destiné cette ville ? Sans doute pas à la majorité des Dakarois…
Au final, votre constat est tout de même assez sombre, non ?
Je suis un peu désespéré, oui… (rires). Comme l’écrivain voyageur Sylvain Tesson que j’admire, et qui remet en cause la notion de progrès. Je trouve aussi qu’on est allé beaucoup trop loin : la surconsommation de l’espace rural en France, la façon dont on dézingue l’Amazonie pour y faire passer des machines… À l’instar de beaucoup d’autres, je considère qu’il est temps de ralentir, de penser les choses autrement. Pour reprendre une phrase de Cocteau : « il est possible que le progrès soit le développement d’une erreur ».
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