Partant du postulat, érigé en principe de vie, qu’un été sans festivals, c’est un peu comme « une station de ski sans neige et sans tire-fesses », je ne pouvais évidemment pas résister à l’appel de Terra Incognita, 4e du nom, qui offrait cette année encore un panel de ce que la scène rock indé française a de mieux à offrir. Une semaine après un éreintant marathon à la traditionnelle Foire à la gadoue de Saint-Malo, me revoilà en selle pour dodeliner de la nuque 10 heures durant sur du bon son, en ingurgitant des quantités respectables de boisson houblonnée.
Cette année, exit l’escapade en vélo dans le bocage mayennais, je trace en break vers le grand Nord et entame mon périple par une escale à Pontmain, en vue d’un préambule musical au Centre d’art contemporain. Passé l’hallu de découvrir une basilique aux mensurations proprement titanesques pour un bourg de 800 âmes, qui s’apparenterait donc au Lourdes local (on y a vu la Vierge, il y a 150 ans), je me laisse porter par la voix caverneuse de The Healthy boy entre les sculptures délirantes de Michel Gouéry. Belle mise en jambe, avec ce folk-rock joué au plus près de l’os, arpèges cristallins branchés sur une reverb frémissante, avec quelques éclairs de terreur et une ambiance façon errance mystique dans un épisode de True Detective. Moustache de cheminot fin 19e et béret sur la tête, The Healthy boy fait sans ciller de l’oeil à Tom Waits, et le miracle n’est jamais loin (je sens même la présence de la Vierge dans la salle).
Cet amuse-bouche en Terre sainte, pour réjouissant qu’il fût, décale légèrement mon planning anticipé des concerts et je me vois contraint, après un apéro express sur le camping – nous sommes désormais à Carelles, suivez un peu bordel ! -, de manquer le set de Mohawk. Je me pointe donc à mi-chemin des Pastoral Division, qui gagnent toute ma sympathie en une poignée de morceaux. Tout n’est pas parfaitement en place, mais cette pop lunaire aux songes électroniques, qui alterne français et anglais, lignes mélodiques et parlé-chanté, sait aussi montrer les dents et gagner en intensité.
Je suis un poil moins conquis par Luis Francesco Arena qui enchaîne sur la grande scène. Pourtant ça joue bien, le trio a sans conteste de la bouteille, et j’apprendrai d’ailleurs plus tard que le projet fleure la décennie et qu’il signait là, a priori, son ultime concert. De la bouteille, mais sans l’ivresse : un son qui ne tranche jamais vraiment entre douceur pop et énergie rock, bien chiadé mais un peu propre, qui offre toutefois de beaux passages mêlant guitares et violoncelle. Je pense un instant aux Belges de Venus, en me demandant ce qu’ils sont devenus. Allez hop je file pour une pause gourmande, mariant soupe à l’oignon et crêpe au chocolat.
Je vais en effet avoir besoin de force pour affronter la folie qui s’avance désormais sur la grande scène. Les deux Bretons de Mein Sohn William sont bien les doux dingues que leurs albums laissent présager, rappelant parfois leurs cousins normands tout aussi cinglés de Gablé. Mini-titres à tiroir qui partent dans tous les sens, frénésie de claviers branchés sur 8-bit, paroles scandées comme des slogans, vannes absurdes en guises d’interludes et même chanson-hommage à un joueur du Stade Rennais. Si l’on n’y jette qu’une oreille désinvolte, ça a tout l’air d’un beau bordel joué en lo-fi, et pourtant non : l’orgie de beats poppy et le chasse-croisé de la guitare et de rythmiques asymétriques inventent en 2 minutes 30 des univers instantanés, où l’euphorie cache des trésors subtils et un savoir-faire plutôt virtuose.
Comme souvent une bonne portion du public de Terra est chaude comme une fricadelle et ne s’y trompe pas quand la musique est bonne, bonne, bonne, quand la musique sonne, sonne, sonne… Sous les regards inquiets des hommes en rouge, une cohorte de jeunes zazous lance les premiers slams et pogote gaiement pour se tenir chaud en cette mi-octobre. Ô joie, l’escouade ne résiste pas non plus à l’envie de proposer une chenille, cette étonnante farandole autrefois réservée aux fins de soirées chez Tonton Gérard, mais qui a désormais glané toute légitimité dans les festivals indie. Une sorte de convivialité débonnaire atteint généralement son climax dans ces chorégraphies aux charmes capiteux.
Ô joie, l’escouade ne résiste pas à l’envie de proposer une chenille, cette étonnante farandole autrefois réservée aux fins de soirées chez Tonton Gérard
À propos de charmes capiteux, à peine a-t-on le loisir de faire le plein à la taverne du coin qu’un autre gros poisson se profile sur la scène 2. Le mastodonte Rock en Seine pouvait bien avoir les Queens of the stone age le lendemain, Terra incognita a aussi son étendard du stoner-rock avec Mars red sky, récemment passé par le Hellfest, quand même. Pour les incultes, le stoner rock (littéralement « rock défoncé » hein) c’est ce son massif, pot-pourri de rock psyché, heavy metal et blues-rock, qui balance des riffs gras et camés sur fond de basse maousse à faire péter les amplis et de batterie répétitive qui te plonge sous hypnose. Oui, cette musique donne envie de se droguer la tête avec des petites pilules du bonheur.
À défaut de buvards de LSD, l’un de mes compères, tout émoustillé par le concert, s’est carrément mis en mode Mars raide sky, façon William Lawson. Bel hommage syntaxique à ce set énorme, où les Bordelais font heabanger dans un même mouvement popeux et métalleux. La recette du miracle tient peut-être en partie à cette voix aérienne, presque androgyne, et aux arabesques psychédéliques dessinées par la six-cordes, qui contrebalancent dans un équilibre parfait la puissance nucléaire des deux géants chevelus à la basse-batterie. C’est tellement bon, on en veut encore. Ah merde, c’est déjà fini.
Place à Griefjoy sur la scène 1, remplaçant au pied levé la tête d’affiche Sarah W. Papsun. Jamais une tâche facile, mais les Niçois endossent sans complexe le rôle du guest de luxe. Les bougres sont à l’aise comme à la maison, et se sont peut-être même bien cru au Stade de France, tant l’énergie déployée par leur rock héroïque et les injonctions à « montrer ce que vous avez dans le ventre » semblent destinées à un public de 20 000 personnes. On pourrait gentiment moquer cette propension au show pour le show, mais il faudrait aussi pas mal de mauvaise foi pour nier l’efficacité implacable du set, qui finit par emporter nos dernières réticences dans un torrent de synthés épiques, de lights épileptiques. Le mini-tube « Touch Ground » fait aussi son petit effet dans l’assistance, et on entend ici et là « Ah mais je connais ce morceau ! ».
Il n’en faut généralement pas plus pour que cette connivence inattendue entre le groupe et le public amplifie les déhanchés de bassins, les jetés de bras en l’air et les refrains suspendus aux lèvres dans un savoureux yaourt anglais. On va pas faire la fine bouche, on passe malgré tout un bon moment et on a les guiboles en feu lorsque s’achèvent les dernières notes.
Impossible de faire une pause puisque La Secte du Futur, sorte de super-groupe de la scène garage française (la bassiste de J.C.Satàn et le chanteur-guitariste de Catholic Spray notamment), attaque à l’instant l’autre scène. On sait que par nature le garage se rêve toujours un peu crassou, dans l’esprit et dans les amplis, mais là c’est quand même super brouillon, sans qu’on arrive à déceler si cela est volontaire ou pas. L’énergie, pourtant prégnante visuellement, est quelque peu dilapidée dans le maelström sonore, tempête de sable qui épuise la force de frappe de chaque instrument. Le public clairsemé semble un peu perdu, et moi aussi. J’en profite pour faire un tour à l’espace dance-floor et me trémousser avec quelques joyeux drilles sur la sélection de l’ami Jean-Charles Roussillon.
C’est encore une évidence : on reviendra en Terra Incognita
Après avoir salopé quelques pas de breakdance sur un carré de pelouse, je me dirige tout excité vers le clou annoncé – du moins par moi, à qui voulait l’entendre – de la soirée. Electric Electric. Rien que leur nom résonne comme un hymne à la puissance démente des musiques branchées sur secteur, et plutôt deux fois qu’une. Dès le morceau inaugural, on sent bien qu’on évolue là dans les plus hautes sphères du math-rock maboul et mal léché, digne des géniaux Battles. Une densité sonore qui fait abdiquer les corps les moins aguerris et laisse les autres au seuil de la convulsion, dans un état de transe qui accélère le sang, les yeux en vrac, à ne plus savoir où tu habites. Un concert éminemment physique, pas si facile d’accès, finissant dans une apothéose polyrythmique qui balance sans doute des BPM à 4 chiffres. Électrique, électrique !
Les BPM ne vont d’ailleurs pas tarder à débouler dans la Black Box, antre de la désormais traditionnelle – et très attendue – fin de soirée electro, qui ouvre ses portes quand les guitares ont craché leurs dernières flammèches. Cet Astropolis miniature, les pieds dans la sciure d’une grange futuriste, est toujours des plus réussis : on y danse jusqu’à des heures indues en rêvant déjà à la prochaine édition, doucement gagné par la nostalgie d’une soirée qui s’achève et d’un jour qui commence. Car c’est encore une évidence : on reviendra en Terra Incognita.
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