Après un long travail d’enquête mené en Mayenne, le conteur Nicolas Bonneau présente en novembre Les malédictions, un spectacle autour de la sorcellerie, qui croise théâtre, marionnettes et musique. Secrets de fabrication.
Débarqué depuis deux jours à Saint-Christophe-du-Luat, petit bourg rural à quelques bornes d’Évron, Nicolas Bonneau connaît déjà tout le village, ou presque. Souriant, d’emblée sympathique, le quarantenaire tutoie à tout va, d’Annie, la patronne du bar-tabac à madame la maire, qu’il accompagne dans tous ses déplacements depuis son arrivée. Rapport à un spectacle qu’il prépare sur l’engagement des femmes en politique.
Tous ses projets démarrent ainsi, par un travail d’enquête et de collectage sur le terrain. Parce que les sujets qu’il questionne résonnent toujours dans la « sphère sociale, politique et humaine ». Parce qu’il dit « manquer d’imagination » et confesse, citant en exemple la démarche documentaire d’un écrivain comme Emmanuel Carrère, avoir besoin de s’ancrer dans le réel, condition sine qua non pour que ses spectacles sonnent justes, et que sa parole soit légitime. Pour lui, les choses vues ou vécues valent mieux que les choses lues, elles confèrent « à son écriture une saveur particulière ». Et puis, l’homme s’est aperçu que ces enquêtes préparatoires » , » quasi-journalistiques, lui fournissait un « prétexte génial, une opportunité formidable pour rencontrer des gens, partager leur intimité, comme peu d’occasions le permettent autrement ».
Cette démarche de création singulière, le Deux-Sévrien la met au point en 2006, lorsqu’il travaille sur le premier spectacle de sa compagnie, La Volige. Intrigué par le départ à la retraite anticipée de son père, ouvrier en usine à Niort, il mène l’enquête, va voir sur place, interroge… Et tire de ces investigations Sortie d’usine, un spectacle qui connaîtra un succès phénoménal, cumulant près de 500 représentations à ce jour.
Avec ce coup d’essai (et de maître) fondateur, il fait la synthèse de toutes les expériences qu’il a pu traverser depuis près de 10 ans. Adolescent, quelque chose de « différent en lui » le pousse vers le théâtre. En 1996, il intègre la compagnie de théâtre-forum Entrées de jeu, où « il apprend son métier » et se frotte au théâtre documentaire, au collectage…
Mais il se sent mal à son aise au théâtre, pas vraiment à sa place. En 2003, au hasard d’une tournée au Québec, il découvre le conte. « Pour moi, en France, le conte c’était ringard. Là-bas, c’était du rock’n’roll, un truc super populaire et créatif, qui se passait dans les cafés… » Convaincu qu’il a trouvé sa voie, pendant un an, l’apprenti conteur rode son talent dans les bistrots canadiens.
Jeteur de sort
Fort de ce double apprentissage, il forge sa marque de fabrique dans ce mix savant entre conte, collectage, écriture… Le tout, joué sur scène, épousant une forme spectaculaire toute théâtrale. D’Inventaire 68 à Looking for Alceste, tous ses spectacles emprunteront ensuite à cet « art de la collision », croisant conte, théâtre, vidéo, musique ou danse. En cours de création, son prochain spectacle, Les malédictions, ne fera pas exception, associant sur scène une musicienne-comédienne, Fannytastic, et la marionnettiste Hélène Barreau.
Ce projet autour de la sorcellerie, il le porte en lui depuis une dizaine d’années. Depuis qu’il a rencontré l’univers particulier de l’écrivain Claude Seignolle, auteur de plusieurs ouvrages sur les croyances populaires et chantre du « quotidien fantastique ». Invisible, intangible, le magique n’est pourtant jamais loin. Il suffit qu’on se confronte à des mystères qui nous dépassent pour qu’il déboule, et chamboule nos certitudes d’occidentaux, fondées sur la raison et la science.
Pour qui aime « jouer à se faire peur », le terreau de la sorcellerie est fertile. Arnaque ou pouvoir réel ? Y croire ? Ne pas y croire ? Le travail de Nicolas Bonneau joue depuis toujours avec cette ambiguïté. Lui pour qui le conte est un endroit où « l’on réinvente sa vie, là où la réalité se dispute avec l’imaginaire et où démêler le vrai du faux est un combat perdu d’avance ».
Ainsi lorsque Grégoire Guillard, programmateur de la saison culturelle des Coëvrons, propose de l’accueillir en résidence, le conteur saute sur l’occasion. En Mayenne, question sorcellerie, il y a de quoi faire. À la fin des années 1960, la grande ethnologue Jeanne Favret-Saada y mènera pendant près d’une décennie une enquête sur la sorcellerie. « Prise dans un sort » dont l’issue lui apparaît comme mortelle, elle s’engage avec un sorcier dans un long processus de désenvoûtement ou « désorcellement », comme l’on dit dans le bocage. Une expérience bouleversante qu’elle raconte notamment dans son passionnant journal d’enquête, Corps pour corps. L’ethnologue y montre comment les mécanismes de la « pensée magique » passent par la parole. Un peu comme lors d’une psychanalyse, les sorciers font parler leurs clients ; et c’est cette parole, forcément, qui intéresse Nicolas Bonneau.
« Monsieur qui touche »
Lors de ses recherches en Mayenne, mais aussi en Bretagne et en Vendée, il n’a pas (encore) rencontré de sorcier. Sans doute parce que la société rurale à laquelle ils étaient liés a disparu, mais aussi parce que, comme Jeanne Favret-Saada le constatait 50 ans plus tôt, on ne parle pas de ces choses-là. Par honte sans doute, comme cette jeune agricultrice qui finira par avouer au conteur qu’elle a fait désenvoûter sa ferme, suite aux morts inexpliquées qui ont décimé son troupeau.
De Loupfougères à Carrouges, d’Évron à Loiron, il a côtoyé prêtre exorciste (« tous les diocèses en compte un »), rebouteux, guérisseurs, magnétiseurs, « monsieur qui touche »… Tous porteurs d’un don, d’une « force » qui guérit et « sort les infections du corps ». De toutes ces rencontres, Nicolas Bonneau conserve des « bouts de paroles », mais aussi des « ambiances, des lumières, des sons », à partir desquels il a tricoté une fiction, mettant en scène une jeune prof d’histoire, installée récemment en Mayenne, et qui se découvre envoûtée…
Volontairement léger – avec deux interprètes et une fiche technique réduite – le spectacle pourra tourner partout, y compris dans les salles des fêtes. « Il fallait qu’on puisse jouer cette pièce en milieu rural, où elle a été créée », assure le metteur en scène, dont la compagnie contribue toute l’année à l’animation du petit village qui l’accueille, dans la campagne niortaise. « Nous avons fait le choix d’un théâtre de proximité, qui va à la rencontre des gens, à la fois populaire et ambitieux. Il faut que mes parents, qui étaient ouvriers, puissent comprendre mes spectacles. Sinon il y a un souci. Je n’oublie pas d’où je viens. »
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