Mettre en accord les 88 touches d’un piano, le propriétaire et son instrument, le piano et la salle de concert… Baïla Lichtlin explore avec bonheur toutes les facettes de son métier de technicienne accordeuse de piano. Reportage.

En cette matinée chaude de septembre, le conservatoire de Laval est étrangement vide et silencieux. Bientôt, il sera cette ruche bourdonnante d’élèves et de professeurs. Aucune note de piano ne nous guide vers la salle 33A. Et pour cause : la porte s’ouvre sur le sourire de bienvenue de Baïla Lichtlin et sur un piano à queue en pleine opération à corps ouvert. Son clavier de 88 touches est posé sur une table, à son côté.
Chaque année, avant la reprise des cours, le conservatoire fait réviser et accorder ses 17 pianos par la jeune trentenaire. Contrairement aux Stradivarius qui se bonifient avec le temps, les pianos vieillissent mal, en général. Exposé à des tensions colossales – près de 100 kilos pour chacune de ses 220 cordes – et subissant des chocs permanents – ceux des marteaux qui viennent frapper les cordes –, l’instrument nécessite des check-up réguliers s’il veut rester en bonne santé.
Le clavier mis à nu ressemble à une longue chenille dorée. ­Baïla soulève chacun des 88 mécanismes de bois. Tels des doigts, ceux-ci se déploient, de la touche blanche d’ivoire à son autre extrémité constituée d’une pièce circulaire en feutre qui viendra frapper la corde : les têtes de marteau. Elle regarde, observe, ausculte. Elle déplie ces mobiles délicats et désigne le feutre rainuré, marqué par le martèlement des cordes. Ces rainures altèrent le son, elle doit y remédier.
« Je suis docteure de piano », dit Baïla quand elle présente son drôle de métier aux enfants. Et c’est vrai que le clavier semble reposer sur une table d’opération, avec, penché sur lui, un médecin armé de petits outils métalliques à l’aspect chirurgical.
Accordeur de piano est un métier d’artisan d’art, avec ses savoirs et savoir-faire, ses outils, ses techniques, son vocabulaire : contre-attrape, vis d’olive, bouton d’échappement, étouffoir… ­Baïla l’a appris à l’Itemm au Mans, l’une des deux écoles françaises formant des techniciens pianos. Après son master de philosophie, option musicologie, en 2013, elle s’est formée neuf mois, puis a effectué deux années d’apprentissage au centre Chopin, vénérable magasin de piano à Paris.

 

Baila Lichtin, accordeur de piano à Laval.

© Arnaud Roiné

Tombée dans le piano

À l’aide d’un ­pique-marteaux, sorte de fourchette à trois aiguilles, Baïla vient piquer le feutre de ce marteau marqué par les rainures, d’un mouvement précis, répété, vif et puissant. Elle le frotte avec les doigts pour qu’il retrouve sa surface lisse et une homogénéité qui garantiront une frappe plus nette sur les cordes.
« Son amour pour les pianos » est né d’une enfance baignée par la musique de sa mère pianiste amateure et de son père multi-­instrumentiste. Une passion qui la conduira au lycée en internat à ­Angers pour pratiquer de manière plus intensive. Et si elle n’a ­jamais voulu être musicienne professionnelle, elle chérit aujourd’hui ce métier qui lui permet de rester dans le monde de la musique.
Un métier qui exige rigueur et patience : le mécanisme de chaque touche répond à 35 points de réglages possibles, à multiplier par les 88 touches du clavier… L’étape du réglage des touches permet d’ajuster la souplesse du clavier, sa réactivité au jeu du pianiste, tandis que l’accord règle sa justesse. Une opération particulière, répétitive, qui demande une concentration, une précision de l’oreille et du geste pouvant conduire Baïla à des états de bien-être quasi méditatif, en tout cas « qui lui font du bien et la recentrent. »
Mais ce travail est aussi fait de postures contraintes, de gestes heurtés et répétés qui sollicitent muscles et tendons. Changer une corde nécessite de manipuler de lourds outils pour extraire les chevilles, solidement fixées pour supporter la tension des cordes. Parce qu’il est physique, le métier reste encore masculin et n’accorde pas de facto leur légitimité aux femmes. C’est en se mettant à son compte, en 2018, que Baïla a acquis et conquis une confiance en elle-même, « grâce à mes clients, leurs retours positifs », dit-elle. Car s’il s’agit de faire du bien au piano, il s’agit « aussi de faire du bien à la relation qui le lie à son propriétaire. Les pianistes ont toujours un lien très fort avec leur instrument. »

 

Baila Lichtin, accordeur de piano à Laval.

© Arnaud Roiné

Accord conclu

Après une expérience dans un magasin de Lisbonne, elle a donc fait le choix de créer son activité et de renouer avec le département de son enfance, que sa profession lui fait sillonner et redécouvrir. Elle accorde des pianos dans des conservatoires, des salles de spectacle avant les concerts, au domicile de particuliers dont la diversité dessine la Mayenne : châteaux, appartements, corps de ferme…
Le métier offre des rencontres mais aussi de longues journées solitaires dans son atelier ; un contraste que la jeune femme apprécie et dont elle rythme l’alternance en toute autonomie. « J’adore être à mon compte », précise-t-elle. Les affaires marchent bien, elle n’a pris que dix jours de congés cet été.
Une fois le piano dépoussiéré à l’aspirateur, le clavier remis à sa place, Baïla fait sonner l’instrument. Une note heurte l’oreille. L’auscultation reprend. Il s’agit de trouver l’origine de l’anomalie, par un jeu d’hypothèses successives. Est-ce le feutre ? Elle le pique pour l’aérer et éteindre un peu le son. Rien n’y fait. C’est donc vraisemblablement une des trois cordes activées par cette touche qui est en cause. La fautive est bientôt détectée. L’accordeuse envoie un texto à la professeure concernée avec l’ordonnance : il faudra penser à changer la corde.
Ce piano va mieux et Baïla rejoint une autre salle, où un piano droit, habillé de sa housse, patient, attend son tour.

Pianomade
Peut-être ne le connaissez-vous pas, mais il y a fort à parier que vous avez déjà entendu un piano accordé par Alain Chauvel. Ce technicien accordeur, installé depuis 2007 à Montigné-le-Brillant, compte près de 2 000 clients rien que sur le département ! Intervenant aussi dans le grand ouest jusqu’à Paris, il est tous les jours sur la route. Moins toutefois que dans sa précédente vie de cadre commercial, « toujours entre deux avions ». Une vie qu’à 40 ans il décide de quitter pour se consacrer au métier dont il rêvait depuis l’adolescence : l’entretien de ces bêtes fascinantes de 12 000 pièces que sont les pianos.
Réglage, accordage, harmonisation, ce « fou de piano » joue sur tous les registres. Avec une préférence avouée pour l’accordage des pianos de concert, au plus près de musiciens professionnels.
Puits de science intarissable lorsqu’il parle piano, Alain ­Chauvel était l’invité de l’émission Tranzistor d’octobre sur L’Autre radio. À (ré)écouter ici.

Article paru dans le dossier « Dans l’atelier des luthiers » du numéro 69 du magazine Tranzistor.