Galvaudé, assaisonné à toutes les sauces – de l’acid folk au metal-folk… -, le terme « folk » renvoie à une histoire multiséculaire, que retracent Philippe Robert et Bruno Meillier, auteurs d’un récent livre consacré à cette musique qui n’a jamais cessé de se réinventer. « Forever young » chantait Bob Dylan…
Philippe Robert : Le mot même de « folk » date d’une époque où l’on ne parlait pas encore de pop music. La musique dite folk désigne la musique des gens, d’un peuple : disons que c’est la musique des gens du peuple à destination de leurs semblables. Il s’agit au départ, du 18e jusqu’au 20e siècle, d’une musique traditionnelle, de transmission orale, à l’origine vocale (a capella) puis accompagnée d’instruments acoustiques. On associe souvent à tort le folk aux seuls États-Unis. Probablement parce que l’histoire de l’édification de ce grand pays est la plus récente, et que c’est là que le brassage communautaire a été le plus fort, que des composantes infiniment variées se sont mélangées : les anonymes couplets des esclaves noirs des plantations du Sud, les refrains nostalgiques des matelots de la marine marchande, les balades s’élevant des caravanes d’émigrés irlandais ou écossais, la musique des indigènes indiens… Autant d’affluents qui sont venus grossir le courant !
Bruno Meillier : Le folk est avant tout une musique de métissages, de renouvellement d’une tradition constamment remise sur l’ouvrage, de fertilisations croisées aussi. Ce qui en fait quelque chose d’éminemment complexe. Les pionniers de l’histoire du folk ont beaucoup insisté sur toutes ces racines et branches qui ont fini par faire la modernité de cette musique au cours du vingtième siècle.
Quand émerge le courant « folk » en tant que tel ? Avec des artistes fondateurs comme Woody Guthrie ?
B. M. : Le folk émerge du fonds commun dont nous venons de parler. Avec la figure du « songster », ancêtre du « folksinger » à proprement parler : de véritables troubadours allant de fermes en campements d’ouvriers, en échange du gîte et du couvert d’abord, avant d’être enregistrés sur 78 tours, puis de commencer à se professionnaliser. L’expansion de cet art populaire s’est donc fait en fonction de la richesse des échanges culturels. Le folk s’est inspiré du blues (courant dans lequel les Noirs s’adressent à leur communauté) et de la country (où l’instrumentation est la même, mais pas les préoccupations politiques, tout du moins jusqu’à l’émergence tardive du mouvement rebelle et anti-conservateur dit « outlaw »). Dans les Appalaches, ce fut un lent processus mené par des inconnus, ce que relate entre autres la fameuse Anthologie de la Musique Folk Américaine concoctée par Harry Smith, et dont les premiers enregistrements datent de 1927.
P. R. : Avec Woody Guthrie, au début des années 30, le folk se montre de plus en plus impliqué dans les problèmes de son temps. Dès lors, les chansons vont s’adapter aux évènements, épouser des causes. On est en prise direct sur le social : on parlera même de chanson syndicaliste. Pete Seeger en fournit un autre exemple.
Comment et par qui naît le « renouveau » que connaît le folk dans les années 1950 et 1960 ?
P.R. : L’engagement du folk, ses prises de position socio-politiques en faveur des exclus, des opprimés, des Noirs, des Indiens finira par séduire les campus universitaires et les quartiers intellectuels des grandes villes du nord des USA. Les clubs de Greenwich Village à New-York offrent alors un véritable théâtre des opérations à des folkeux surgis de partout, et animés de motivations identiques. Le festival de Newport constitue la grande messe annuelle, célébrant un véritable mouvement qui se traduira même par l’obtention de certains droits civiques.
B. M. : Incontestablement Woody Guthrie et Pete Seeger ont été les pionniers de ce renouvellement. Eux-mêmes se sont inspirés des chansons traditionnelles collectées par quelqu’un comme Alan Lomax. Et Bob Dylan, sur qui au milieu des sixties tous les regards se porteront, s’est nourri de tout ce joli monde. Sa parfaite connaissance du répertoire et son talent finiront par en faire un porte-parole. D’autres, en parallèle, proposeront de ce renouvellement une version édulcorée : le Kingston Trio notamment, ou encore Peter, Paul & Mary.
Ce « folk boom » ne concernera pas que les USA…
B.M. : Par le diminutif « folk » (pour « folk music »), on désigne généralement ce qui ressort de la sphère anglo-saxonne. C’est-à-dire, grosso modo, ce qui vient des USA mais aussi du Royaume-Uni, d’Irlande, d’Écosse (on se doute bien que le Canada finira par jouer un rôle : il suffit de citer Joni Mitchell, Leonard Cohen, Gordon Lightfoot ou Neil Young pour s’en convaincre). Des Américains comme Dylan, Ramblin’ Jack Elliott, Tom Paxton, Joan Baez, Dave Van Ronk, Judy Collins ou Buffy Sainte-Marie auront une influence déterminante sur ce qui se tramera dès les années 1960 en Europe. Ils viennent même se faire entendre à Londres. Presque tous traversent l’Atlantique quand ils ne s’y installent pas pour un temps (Jackson C. Frank). L’Angleterre, avec Davy Graham, puis Fairport Convention, Steeleye Span, Michael Chapman, Mick Softley, Nick Drake… ne sera pas en reste question renouveau. Ce sera, là aussi, un long processus, dans lequel un Ewan McColl ou une Shirley Collins ont joué, les premiers, un rôle prépondérant en collectant et réinterprétant les chants traditionnels de leurs pays.
Ancré initialement dans la tradition, le folk s’en détache dans les années 1960 et 1970 : peut-on dire que c’est Dylan qui lance le mouvement ?
P.R. : Si Bob Dylan est loin d’être le seul, il est manifestement un catalyseur. Son rapport aux Beatles, le scandale à Newport où son groupe joue électrique, le fait que ses chansons se dépolitisent autant qu’elles s’électrifient… Beaucoup de choses se renouvellent à son contact. Même si un guitariste écossais d’origine guyanaise, Davy Graham en l’occurrence, a aussi beaucoup fait de son côté, en s’inspirant des ragas indiens et de la musique arabo-andalouse. Un autre exemple de cette interpénétration constante et fertile.
B.M. : Le folk évoluera alors au gré des métissages. Quand le rock psychédélique, une excroissance du folk-rock, accapare l’attention, le folk s’en inspire : on parlera d’acid folk. Beaucoup plus tard, le folk intégrera des éléments issus du punk-rock, en matière de production notamment, avec ce que l’on a appelé la lo-fi. Si le folk paraît se diversifier, son appellation, elle, perdure, quelque soit le préfixe qu’on lui accole. Le folk évolue avec son temps, mais les préoccupations d’antan ne perdent jamais non plus de leur actualité. Avec un groupe comme Current 93, qualifié de néo-folk dans les années 1990, on se retrouve en ligne directe de la tradition de Shirley Collins, Tim Hart et Maddy Prior, qui date des années 1960. La nouveauté proviendrait d’un zeste d’acide rajouté, comme chez l’Incredible String Band, ou dans le sillage d’un Comus, groupe singulier des seventies.
Le folk connaît un renouveau depuis une vingtaine d’années…
B.M. : Depuis les années 1990, le folk s’est au moins renouvelé plusieurs fois… La plus intéressante des métamorphoses est probablement la dernière en date. Celle qui a fait titrer au magazine anglais The Wire : « Welcome to the New Weird America ». Elle a commencé par refléter une réalité américaine, directement issue des plus barrées des expérimentations de l’acid folk des sixties, avant d’influencer l’Angleterre. Ces musiciens, appartenant à ce que l’on a fini par nommer « free folk », ou bien issus du renouveau écossais, qu’il s’agisse d’un Matt Valentine, d’un Jack Rose ou d’un Alasdair Roberts n’ignorent rien de la tradition des John Fahey, Shirley Collins ou Roscoe Holcomb. Ces musiciens ne sortent pas de n’importe où, ils ne se sont pas improvisés musiciens de folk parce qu’ils en auraient eu la dégaine : la mode, aujourd’hui, voudrait que tout ce qui est acoustique, sur tempo de ballade, soit du folk. C’est infiniment plus complexe. Tout renouvellement ne se fonde que sur une bonne connaissance du passé.
P.R. : Le folk, dans son ensemble, d’hier à aujourd’hui, correspond à un même geste, désintéressé, authentique, avec ses hésitations, ses évolutions, d’ailleurs pas si drastiquement révolutionnaires que ça puisque le rattachement à une ou plusieurs traditions lui importe. Mais tout en gardant à l’esprit qu’un genre musical qui n’évolue pas tombe rapidement en déliquescence. Le be bop, dans le jazz, s’est métamorphosé à un moment donné en free jazz : c’est un même geste une fois de plus. Il n’y a pas de rupture, contrairement à ce qu’on peut croire « sur le coup ». Juste continuité d’une même histoire. Idem pour le folk. L’électrification d’une musique acoustique est une révolution de salon, somme toute annexe. Le scandale qu’on lui associe a juste été amplifié afin de créer du mythe.
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