Acrobate vocale, improvisatrice virtuose, Leïla Martial travaille depuis janvier avec un chœur de chanteurs amateurs, en vue de trois concerts en Mayenne. À quelques jours de la première au festival Ateliers Jazz de Meslay-Grez, portrait d’une artiste généreuse, un brin chamane, dont la musique, barrée mais accueillante, respire la liberté.
« Bises de Bruxelles, de Marseille, d’Ankara… » Par emails interposés, Leïla Martial nous tient gentiment informés de ses pérégrinations à travers le globe. L’Ariégeoise, « fille de la montagne » désormais installée à Paris, est sans cesse entre deux trains, deux avions… « Je joue beaucoup et j’adore ça », se réjouit la leadeuse du groupe Baa Box. À ce trio de « jazz hybride », son principal projet, s’ajoute une dizaine d’autres formations : en parallèle de Furia, duo avec une comédienne où elle se fait « clown-vocaliste » ou de son tandem avec une chanteuse de gorge inuit, elle joue aussi dans le très en vue quartet d’Anne Pacéo, récemment auréolé d’une Victoire du jazz. « J’ai toujours aspiré à cela : multiplier les collaborations, rencontrer de nouvelles personnes, découvrir des pays… C’est par la rencontre que je me développe, que je grandis. Je me sens comme un enfant, en chantier permanent », confie-t-elle, la trentaine juvénile et pétillante.
Quand on la retrouve ce dimanche 14 janvier, elle débarque du Cameroun, où cette amoureuse des musiques tsiganes et des chants traditionnels a suivi un stage de danse. Pour entamer sa première rencontre avec la petite quarantaine de choristes réunis en cercle autour d’elle, Leïla passe vite sur les présentations. Et lance rapidement les premières notes d’une chanson traditionnelle africaine. Bientôt ces chanteurs aux âges et niveaux très différents, qui ne se connaissaient pas il y encore quelques jours, reprennent comme s’ils l’avaient toujours sue cette mélopée profonde et mélancolique. Un souffle vaudou plane dans le hall, pourtant pas très exotique, de l’Atelier des arts vivants à Changé. Un premier instant, magique, de douce transe, où les voix et les corps se libèrent en toute confiance, guidés par les indications brèves, presque imperceptibles, de la musicienne.
« RÉVEILLER L’ENFANT QUI DORT EN CHACUN DE NOUS »
« C’était fort, approuve-t-elle après coup. Je me sentais bien, reliée à ma joie de transmettre et de partager. » Ne pas « faire la prof », montrer qu’on peut apprendre en s’amusant. Leïla Martial fait jeu de tout bois. Chez elle tout passe et commence par là : « Enfant, mon jeu favori était d’imiter les langues étrangères. Dès que je croisais un non-francophone, j’essayais de l’imiter, persuadée qu’on allait pouvoir se comprendre. Tout ce que je fais aujourd’hui vient de là : au-delà des mots, je me connecte aux autres par la voix, par le son plutôt que par le sens ».
Urgence punk
Très tôt, Leïla ressent le besoin irrépressible d’exprimer sur scène cette « urgence qui brûle » en elle. Et le chant sera le chemin le plus direct que cette impatiente revendiquée trouvera pour « partager son monde imaginaire ». Il faut dire qu’elle a grandi sur un terrain fertile : son père est prof de hautbois et sa mère chanteuse lyrique. Lorsqu’à 10 ans, elle part en pension au collège de Marciac pour suivre une option musique, ils la soutiennent sans hésitation. L’apprentie chanteuse y découvre le jazz : « J’ai été façonnée par les standards, par le travail de précision et d’oreille qu’ils demandent », raconte-t-elle, avouant aussi sa fascination pour la virtuosité propre à cette musique. « J’ai toujours placé la barre très haut en termes d’ambitions, et travaillé d’arrache-pied pour acquérir le maximum d’outils, de bagages techniques. Avec l’objectif de pouvoir tout chanter, sans aucune limite. » Le boulot acharné paie : aujourd’hui, Leïla impressionne par l’étendue phénoménale de ses capacités vocales. Elle sait tout faire, gazouiller comme un pinson ou hurler comme un démon, improviser en roue libre ou même « faire la chanteuse de jazz ». Elle qui ne s’est jamais considérée comme telle. « Je me vois davantage comme une musicienne, dont l’instrument serait la voix. »
Après Marciac, elle fréquente les conservatoires de Montpellier, Toulouse, San Sebastian, collectionne les prix et les concours… Un « parcours très académique » qui cadre mal avec l’urgence punk et débridée qui souffle dans sa musique. « C’est un de mes nombreux paradoxes, sourit-elle, j’étais un électron libre, rétif à toute autorité, qui en même temps avait toujours besoin d’être encadré. Sinon, je partais dans tous les sens ».
Allons enfants de l’empathie
C’est aussi la soif d’apprendre qui la guide, encore et toujours. Un prof d’ailleurs lui révèle son étonnante capacité d’apprentissage par mimétisme. « Je parviens très vite, à me mettre dans la peau de l’autre, à copier ses gestes, ses intonations, son regard… » Un art de l’empathie fondamental pour cette artiste qui met l’improvisation au cœur de sa démarche : « Pour improviser, témoigner d’un rapport à l’instant, il faut pouvoir se relier au public et à soi. Cela me met dans un état d’acuité et d’hyper accueil de qui je suis : tu es obligé de t’aimer, de t’accepter et au final d’aimer beaucoup plus le monde ». L’improvisation vue comme une thérapie, pour aller au fond de soi et y extraire des choses qu’aucun autre processus n’aurait pu faire surgir. Débouler sur une scène sans savoir où l’on va oblige à se mettre à nu, avec ses failles, ses limites. Un vertige que le public vit avec l’artiste par effet miroir. « Quand on retombe sur nos pieds, les spectateurs soufflent avec nous. »
Mayenne, dimanche 22 avril, dernière journée de répétition avec les choristes, en vue des trois concerts que le chœur donnera avec le Baa Box trio. Au détour d’une des chansons créées collectivement pour l’occasion, Leïla se lance dans une impro qui fait dresser les poils de toute l’assistance : elle y engage tellement d’elle-même, avec tant d’imprudence et d’audace, qu’on ne peut qu’être estomaqué. « Elle est incroyable, témoigne Benoît Dussauge, qui assure la direction musicale du chœur. À chaque rencontre, elle nous a fait passer un cap. Les concerts promettent d’être de grands moments. » La chanteuse a su communiquer aux choristes, qui rayonnent en cette fin de journée pourtant studieuse, sa joie enfantine de chanter et son enthousiasme sans filtre.
« J’adore ça, rigole-t-elle, réveiller l’enfant qui dort en chacun de nous. » Sa maîtrise technique, sans jamais l’entraîner sur le terrain glissant de la démonstration ou de l’abstraction, lui permet de se connecter à une émotion brute, intime. Délivrée par cette langue qu’elle a inventée, faite de pépiements, d’onomatopées et de dialectes obscurs. De mots que « le commun des mortels a sur le bout de la langue, mais qui ne sortent jamais prendre l’air, écrit à son propos le journaliste Frédéric Goaty, qui termine : Hé bien, Leïla, elle l’a, le chic pour faire danser ces mots sur nos tympans ».
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