Hasard du calendrier ou mouvement de fond, on aura rarement autant tourné de documentaires en Mayenne que ces derniers mois. Reportage auprès de quelques acteurs de cet élan créateur inédit : Arnaud Ray, Pierre Guicheney, Cyril Le Tourneur d’Ison et Thomas Baudre.
Le genre documentaire est un vaste continent fait de réalités et de choix multiples, selon les sujets, les partis-pris formels, les moyens, les modes de diffusion… Quoi qu’il en soit, il ne suffit pas de poser et d’allumer sa caméra pour réaliser un documentaire. Saisir le réel, filmer des personnes dans leur vie, proposer un regard singulier demande au cinéaste de trouver la bonne distance, d’écrire et de mettre en scène son propos, de faire des choix tout au long du projet et surtout d’être persévérant. La preuve par quatre.
To pitch or not to pitch
Commençons par le début : de quoi parlent les quatre films d’ici qui voient le jour ces temps-ci ? Huguette the Power d’Arnaud Ray (film terminé) propose de suivre, des répétitions au concert final, une chorale amateur initiée par des acteurs culturels et sociaux du pays de l’Ernée et constituée principalement de personnes âgées. Hospitalière(s) et Suppliante(s) de Pierre Guicheney prend la création et les représentations du spectacle Les Suppliantes par le Théâtre du Tiroir à Laval comme porte d’entrée pour s’intéresser à l’accueil et à la solidarité en faveur des plus démunis dans le grand ouest. Depuis les champs de Thomas Baudre est un documentaire d’animation qui propose de suivre le réalisateur – un jeune Mayennais déraciné – dans sa (re)découverte du monde rural, à travers ses échanges avec des familles d’agriculteurs. La Grâce du sillon de Cyril Le Tourneur d’Ison se présente quant à lui comme un essai poétique sur l’évolution des paysages mayennais.
À l’origine de chacun de ces projets, il y a un élément déclencheur, une rencontre avec un sujet, et le désir de le partager via un film. Pour le vidéaste lavallois Arnaud Ray, cette rencontre a d’abord pris la forme d’une commande. En novembre 2016, le centre intercommunal d’action sociale de l’Ernée (CIAS) l’a en effet sollicité pour un reportage de quelques minutes sur le projet de chorale porté conjointement par l’association Au foin de la rue et le CIAS, et mis en musique par le conteur et chef de chœur Pierre Bouguier. Il s’agissait de conserver une trace des répétitions et des temps forts partagés par les personnes mobilisées autour de la préparation d’un concert. « Sur le papier, au regard des partenaires engagés et de leur objectif commun d’accès à la culture pour tous, j’étais déjà très sensible à cette action. C’était aussi une opportunité d’entrer en contact avec des personnes âgées et de les filmer, ce qui était tout à fait nouveau pour moi. »
Auteur d’une dizaine de documentaires diffusés à la télévision, Pierre Guicheney raconte que le projet Hospitalière(s) et Suppliante(s) est né du choc qu’il a éprouvé lors d’une représentation de la tragédie d’Eschyle Les Suppliantes mise en scène par Jean-Luc Bansard. « Assister à une représentation des Suppliantes suscite chez la plupart des spectateurs le besoin de réagir à la brûlante question qui y est très clairement posée de l’accueil et de l’hospitalité que l’on veut ou pas accorder aux réfugiés. Je n’y ai pas échappé, et j’ai immédiatement voulu réaliser un documentaire sur cette aventure. » Il poursuit : « cela correspondait aussi à une fin, celle de partager et de faire partager le secret des hospitali(è)er(e)s et des suppliant(e)s, à savoir comment tirer de la plus implacable adversité, de la vulnérabilité la plus grande, l’exil, et, de l’autre côté, du devoir moral éternel d’aider les victimes de cet exil en dépit de la tentation du repli sur soi ; comment tirer de tout cela une leçon d’humanité, une sublime force d’amour et de fraternité capable d’aider les uns à survivre et les autres à vivre mieux. »
C’est pour son diplôme de fin d’études à l’école nationale supérieure d’arts appliqués de Paris que Thomas Baudre s’est lancé dans le projet Depuis les champs. « J’en ai présenté une ébauche devant un jury composé de graphistes et de réalisateurs qui m’ont encouragé à aller au bout. Avant de réaliser ce film, je ne connaissais quasiment rien du monde agricole. J’ai pourtant grandi en campagne, à Montigné-le-Brillant. Ce que je savais de ce monde, je le devais plus aux images proposées par les médias qu’à mes propres expériences. »
Habitué aux contrées lointaines, le grand reporter Cyril Le Tourneur d’Ison présente son projet La Grâce du sillon comme la suite d’un travail photographique réalisé en 2014 sur la construction de la LGV. « Ce projet était motivé par l’envie de traduire la douleur d’un paysage dévasté. Géographe de formation, j’ai évidemment une sensibilité au paysage et à l’environnement, particulièrement quand il s’agit de ce territoire auquel je suis très attaché. Quand Antoine Glémain d’Atmosphères Production m’a invité à réfléchir à un projet audiovisuel dans le cadre de leurs résidences, je lui ai proposé de travailler sur une approche poétique du paysage en Mayenne, qui évoque les mutations en cours dans nos campagnes. »
Derrière chacun de ces sujets, des dizaines de films différents sont possibles. En fonction du regard de l’auteur bien sûr, mais aussi des contraintes du réel, des financements disponibles pour la production… Avec les outils numériques, il est aujourd’hui possible de réaliser un film documentaire seul ou en équipe très réduite. Cela permet une souplesse et une liberté appréciables pour entrer dans l’intimité des personnes filmées. Cela permet aussi de se lancer avec très peu de moyens dans un projet auquel on croit.
Autoproduction
Pendant plusieurs semaines, Arnaud Ray a suivi et filmé une aventure humaine inédite, qui existait indépendamment de son film et qu’il a cherché à révéler de manière sincère en ajustant au fil du temps sa méthode. « Je n’avais pas pu effectuer de repérages et élaborer un travail d’écriture en amont du premier jour de tournage. Très vite, au vu de la matière que j’accumulais, s’est imposée à moi l’idée de réaliser un film à part entière, dépassant le cadre d’un simple reportage. À partir de là, j’ai eu une réflexion plus exigeante sur la mise en scène, sur les lieux de tournage des interviews, sur les personnages qui allaient être représentés dans le film, et sur le fait d’être dans un rapport plus sensible et intime avec eux. Finalement, le film s’est véritablement écrit au montage, avec l’idée de rendre compte aussi bien de la fragilité que des ressources dont disposent les aînés. Nous aimerions beaucoup que ce film change le regard sur les personnes âgées et qu’il donne envie à d’autres de porter ce type de projet intergénérationnel et partenarial. »
Courant 2017, tout en avançant sur le film, Arnaud et Pierre Bouguier posent des jalons pour boucler sa production et préparer sa diffusion : recherche de partenaires, campagne de préachat du DVD sur Ulule, prise de contacts avec les salles de cinéma et les réseaux… Aujourd’hui, après avoir fait le tour des salles mayennaises avec le soutien actif d’Atmosphères 53, le film poursuit sa vie au Mans, dans les Deux-Sèvres, mais aussi à la télévision. « Une surprise assez incroyable puisqu’on sait qu’il est très très rare qu’un film soit exploité par une chaîne alors qu’il est déjà fini. »
Également en mode autoproduction, Thomas Baudre n’a pas ménagé sa peine pour mener l’enquête Depuis les champs. « J’ai commencé par acheter une mobylette. Les pannes m’ont permis de rencontrer des gens, de discuter, et surtout de prendre mon temps. J’ai parlé de mon projet à des étudiants en BTS au lycée agricole de Laval. Ils m’ont présenté à huit familles en Mayenne. On a vu du bio, du conventionnel, des jeunes, des retraités, des femmes, des hommes… La présence des étudiants a aidé les gens que nous avons filmés à être naturels face à la caméra, parce qu’ils avaient confiance. » Les premières images prises sur le vif ne correspondant pas à ce qu’il recherche, il a l’idée « de leur laisser des appareils photos, pour qu’ils racontent leur quotidien sur une année. Pour leur permettre de s’exprimer au-delà des mots. » Dans Depuis les champs, le spectateur verra donc des images vidéo, fixes (les photographies prises par les familles) mais aussi animées. « Les animations dans le film matérialisent ma présence, rendent visible le filtre du regard. » Encore bien occupé par le montage, le jeune homme pense terminer la post-production en juin 2018. Il espère ensuite partager son travail dans les salles du département et en festivals.
Work in progress
Accompagné dès le départ par Atmosphères Production, Pierre Guicheney a commencé à tourner en septembre 2016 au théâtre antique de Jublains, en urgence pour saisir avec deux caméras, en plein air et en plein jour, deux représentations des Suppliantes. « Aujourd’hui, j’envisage un film de 52 minutes, un long métrage et un web document qui mariera écrit, films, voix et animation graphique. Nous avons déjà sélectionné la plupart des personnes que nous suivrons de plus près dans la troupe des Suppliantes. Nous avons commencé à les interviewer en binôme et les suivrons de près dans leur vie quotidienne sur le principe « une journée avec ». Lors des tournages à Laval, Mayenne, Saint-Lô ou Fougères, nous suivrons caméra au poing une à deux journées de quatre ou cinq bénévoles « hospitaliers » pour bien saisir leurs différents domaines d’action. » Après avoir bénéficié d’une aide au développement de la région Pays de la Loire pour le projet, Atmosphères Production l’a confié à la société mancelle 24 images qui en assure la production. Fin 2017, France 3 Pays de la Loire s’est également engagée sur le projet. La sortie du film est prévue pour la fin de l’été 2018.
Le projet de Cyril Le Tourneur d’Ison, lui, doit encore mûrir avant d’entrer en production. « J’ai effectué beaucoup de repérages, engrangé des plans sur le paysage, réalisé quelques interviews dont celle de Jean-Loup Trassard. Je compte intensifier le rythme des prises de vues et des rencontres cet hiver, car les lumières de cette saison sont importantes pour la cohérence visuelle du film. Au printemps prochain, le projet aura bien avancé. »
« Être utile pour que le film existe »
Antoine Glémain a commencé à s’intéresser à la production quand les outils numériques ont fait émerger de nouvelles manières de créer et de montrer des films. Alors directeur d’Atmosphères 53, il crée en 2009 l’association Atmosphères Production. Cette petite structure « qui réunit quelques personnes ayant envie de mettre la main à la pâte » a pour objet de favoriser le développement de projets singuliers d’un point de vue artistique et ayant un ancrage en Mayenne, par leur sujet, leur auteur, l’implication de techniciens, comédiens ou autres partenaires locaux.
Depuis 2012, des résidences cinématographiques à la carte ont vu le jour, dont ont pu bénéficier les cinéastes François Fronty, Aurélie Amiot, Akihiro Hata, François Bégaudeau… « Il s’agit de proposer un temps d’écriture, de développement, de repérages. On s’adapte à chaque projet, en fonction de ce qu’exprime le réalisateur. On voit là où on peut être utile pour que le film existe. En résumé, notre rôle est de permettre à quelqu’un d’objectiver son idée de départ par un teaser par exemple. Nous jouons un rôle d’auxiliaire plus que de producteur. »
Article paru dans le dossier « cinéma, cinémas » du numéro 62 du magazine Tranzistor.
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