Édouard Bergeon est revenu début septembre en Mayenne, sur les lieux du tournage de son premier long métrage : Au nom de la Terre. Plus qu’un film, cette fresque familiale est avant tout une alerte sur les réalités parfois méconnues d’un monde paysan en crise.

La nuit tombe rapidement sur la centaine de personnes réunies dans la petite ferme du lieu-dit La Touche à Saint-Pierre-sur-Orthe, dans le nord-Mayenne. Édouard Bergeon, réalisateur, et Guillaume Canet, acteur, se tiennent debout dans la pénombre, épaule contre épaule. Dans leurs regards, même s’ils luttent pour la contenir, l’émotion est palpable. Ils sont de retour sur les lieux du tournage d’Au nom de la Terre, pour le présenter à un public composé en grande majorité d’agriculteurs des environs, embarqués de près ou de loin dans l’aventure. Une projection intime pour un film totalement inspiré de la vie de son réalisateur.
Vincent et Valérie Barré, agriculteurs et propriétaires des lieux, sont évidemment de la partie. Ils ont accueilli les équipes de tournage pendant deux mois. Édouard Bergeon a aussi convié d’autres producteurs ou éleveurs, croisés au cours de ses nombreux documentaires réalisés sur la question paysanne. L’assistance écoute les prises de parole successives, chacun s’emmitouflant sous des plaids pour se protéger du froid et de l’humidité que le crépuscule apporte avec lui.
Les témoignages s’enchaînent, le producteur du film, ­Christophe Rossignon, fils et frère d’agriculteur. Valérie Barré, hôtesse du soir, qui fait écraser une larme à Édouard en évoquant l’émotion de la mère du réalisateur lorsque, sur le tournage, elle a vu pour la première fois Guillaume Canet dans la peau de son mari défunt. Puis c’est au tour de l’acteur principal, lui aussi fils d’éleveur, qui avoue : « ce film m’a fait prendre conscience de la situation de nos paysans, de leurs revenus, du nombre de suicides… » Il se tourne alors vers Édouard Bergeon : « Ton film est le plus bel hommage que tu pouvais rendre à ton père ».
Le noir se fait sur cette salle de cinéma installée à la belle étoile. La musique monte, un générique défile. Puis une moto surgit, un « flat » BMW au guidon duquel Guillaume Canet, alias Pierre, alias le père du réalisateur, sillonne les routes de sa campagne natale, tout juste de retour d’un séjour en Amérique.

Au nom du père

« Je suis descendant d’une longue lignée de paysans, fils et petit-fils de paysans, tant du côté de ma mère que de mon père, retrace Édouard Bergeon. Christian Bergeon, mon père, s’est installé comme agriculteur en 1979 avec l’envie et la passion du métier. » Ainsi le film nous invite à observer le quotidien d’un jeune couple amoureux, Pierre et Claire, tous deux passionnés par le travail de la terre. Ils vont faire grandir l’exploitation, achetée au père de Pierre. Leur famille grandit aussi. Le réalisateur dépeint des jours heureux, insouciants, comme tant de familles françaises en vivent. Mais à cette normalité apparente, s’ajoutent par petites touches subtiles les ingrédients d’une descente aux enfers. L’endettement, les interminables journées de travail, la jalousie des voisins, l’inquisition du père, magistralement incarné par Rufus, intransigeant et convaincu que son fils « travaille mal ».
La noirceur, les difficultés du quotidien d’un paysan, Édouard Bergeon les fait monter en puissance avec patience et pudeur. On ressent la pression qui étreint le père de famille, et qui s’accroît au fur et à mesure que les ennuis s’accumulent. On admire le courage de Claire, mère de famille exemplaire qui porte à bout de bras ses deux enfants, un mari en profonde dépression, une exploitation en péril… Le tout en parallèle d’un emploi pour « remplir le frigo ».
Les coups que prennent Pierre et les siens illustrent avec justesse la situation d’une profession en souffrance depuis de trop nombreuses années. Le propos éminemment militant d’Édouard Bergeon infuse en filigrane tout au long du film, sans pathos, sans lourdeur et sans jamais accuser ou donner de leçon. Très précis sur les détails, il pointe du doigt l’usage abusif de pesticides ou d’antibiotiques, la rapacité des industriels. Chaque geste technique, chaque élément du décor a été soigneusement choisi afin qu’il soit conforme à l’époque et qu’il parle de lui-même. Le fils de la terre, qu’est resté le réalisateur, pose aussi un regard tendre et respectueux sur des paysages façonnés par les mains et la sueur de ces hommes et de ces femmes qu’il met en lumière.

Éveiller les consciences

« Ce film était d’actualité il y a 20 ans, il l’est maintenant et il le sera sans doute dans 20 ans », martèle Édouard Bergeon alors qu’il termine son discours d’avant projection. Un peu plus tôt dans l’après-midi, le réalisateur et son acteur principal accueillaient à la ferme de la Touche des journalistes venus les rencontrer. Toute la journée, sous l’œil des caméras de TF1, France 3 ou Brut, les deux compères vont mettre en avant les difficultés des agriculteurs. Ils veulent sensibiliser. Guillaume Canet et Édouard Bergeon assument d’une même voix que Au nom de la Terre n’est pas qu’un film. Pour le comédien : « la salle de cinéma est sans doute le dernier endroit où on peut obtenir 1h30 de concentration sans perturbation. Nous voulons faire prendre conscience aux Français qu’ils ont le pouvoir de choisir ce qu’ils mettent dans leur assiette. Avec ce choix, ils permettent à nos paysans de faire ce qui est le mieux pour nous, pour eux et pour l’environnement. »
C’est aussi l’espoir que placent dans ce film les agriculteurs venus assister à la projection. Comme Luc et Samuel Barrier, le père et le fils, associés en Gaec, parlent comme un seul homme : « Il faut éveiller les consciences, ça ne peut plus durer. On souffre du regard des consommateurs. À leurs yeux, on est des pollueurs ! » Et Luc ajoute : « J’ai honte de sortir mon pulvérisateur pour faire mes traitements alors que j’utilise beaucoup moins de produit que ce que dit la notice ». Les deux hommes massifs, les pieds ancrés dans leur terre, prédisent : « On parle beaucoup de désert médical dans nos campagnes mais bientôt on parlera de désert agricole ».
La projection se termine, les lumières s’allument. Malgré ce signal convenu, les spectateurs restent assis, comme groggys. Guillaume Canet, Édouard Bergeon et Christophe Rossignon réapparaissent dans la lumière et reçoivent les applaudissements d’un public qui se lève pour ajouter à sa gratitude. Les silences et les regards humides sont plus nombreux que les paroles échangées. Loïc et Myriam Brunellière sont restés debout, devant leurs sièges, abasourdis par ce qu’ils viennent de vivre. Cet éleveur de chevreaux confie, sous le regard tendre de son épouse : « c’est plus qu’un film, c’est notre vie ! ».

À voir
Photo-reportage d’Arnaud Roiné lors de l’avant-première du film Au nom de la Terre, en présence de Édouard Bergeon et Guillaume Canet, à la ferme de La Touche à Saint-Pierre-sur-Orthe, en septembre 2019.

 

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