Voici près de 40 ans que le sculpteur et dessinateur Robert Lerivrain explore le « paysage infini » des visages. Immersion dans l’univers de cette figure tutélaire de la scène artistique locale, au cœur de son merveilleux atelier lavallois.
Depuis un étrange jour de 1973, Robert Lerivrain est hanté par une question, à laquelle ses œuvres n’ont cessé de chercher à répondre depuis. Ce soir-là, à Nantes, le conducteur de la voiture dont il est passager manque un virage. Trou noir. Il se réveille deux jours plus tard à l’hôpital. Et apprend que le conducteur, un inconnu avec lequel il venait de sympathiser, non content de conduire une voiture volée, s’est évaporé avec ses papiers et son chéquier. Chéquier avec lequel il s’est empressé d’acheter une nouvelle voiture…
Dès lors une énigme l’obsède : qu’est qui aurait pu dans les traits de cet inconnu l’alerter quant à ses intentions malveillantes ? Derrière ce visage inspirant la confiance, quel indice se dissimulait, qu’il aurait dû savoir décrypter ?
Cet incident hautement perturbant sera le déclencheur de la vocation du vingtenaire, alors déjà très intéressé pour la chose artistique. Quelques temps après, la découverte de Giacometti, à la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, sera un choc. La sculpture s’impose à lui comme une évidence.
Commence dès lors une nécessaire phase d’apprentissage : « sans maîtrise technique, on reste prisonnier de ses limites, dans l’incapacité d’exprimer véritablement ce que l’on voudrait dire ». Plâtre, argile, patine, bronze… Robert Lerivrain s’initie à ces multiples techniques, et rencontre des artistes tels que César, Louis Derbré ou le grand sculpteur Etienne-Martin. Ce dernier lui donne un conseil dont il fera sa ligne de conduite : « pour travailler, il te faut un lieu et du temps ».
Un lieu…
Au début des années 1980, ce natif de Vaucé, petit village aux confins de l’Orne et de la Mayenne, revient au bercail, et s’installe à Laval avec l’objectif de trouver un atelier. Il déniche dans le quartier du Pavement deux « petites maisons de tisserand », qu’il raboute ensemble. Au fil du temps, l’artiste aménage et agrandit le lieu. D’une hauteur sous plafond d’environ 7-8 m, l’atelier principal s’étend aujourd’hui sur une centaine de m2, éclairés par une grande verrière qui, en cette après-midi d’octobre, inonde la pièce d’une belle lumière dorée. Sous les combles, se niche un autre atelier, plus réduit, plus facile à chauffer l’hiver, et dédié au travail de gravure, de dessin et du bois. À l’entrée, les visiteurs sont accueillis dans une petite salle d’expo, où sont présentées quelques œuvres. Mais l’artiste confesse sans détour que les visites sont rares, avouant son besoin d’avoir un « lieu à lui », une bulle intime que ne vient pas perturber la rumeur du monde extérieur.
L’on pourrait passer des heures à explorer les recoins du lieu, où des centaines d’œuvres ont colonisé étagères, meubles, tables… Pas fières, elles y voisinent avec des objets en tous genre : bouilloires, pots, vieux jouets, livres, affiches… dans un savant désordre où chaque chose semble avoir sa place et sa raison d’être. L’endroit, sorte de bric-brac qui tient autant de l’atelier que du musée ou de la brocante, est peut-être un écho lointain du « lieu magique » qu’était l’atelier de son père, un artisan qui travaillait le fer et le bois. À moins qu’il ne soit une réminiscence de cette brocante où, enfant, il découvrait des œuvres qui furent comme autant de portes vers un ailleurs qu’il ne soupçonnait pas.
… et du temps
C’est aussi au début de la décennie 80 que Robert Lerivrain participe activement à la création de l’atelier public de sculpture de Laval. Un lieu atypique où les artistes amateurs peuvent disposer d’un atelier dédié et, s’ils le souhaitent, de l’accompagnement d’un artiste professionnel. Le sculpteur y jouera ce rôle d’accompagnateur pendant près de 20 ans, de 1993 à 2012. Sans jamais imposer sa vision artistique, il tâche d’aider chacun à dépasser ce qui relève du mimétisme ou du superficiel, pour devenir l’artiste qu’il est vraiment. Cet emploi salarié conjugué à son activité d’artiste, en plein développement, lui permet de quitter son « métier alimentaire » de dessinateur de plans pour le bâtiment. Il dispose enfin du temps nécessaire à sa recherche artistique.
Les commandes, salons et expositions se multiplient, dans toutes les villes de l’ouest mais aussi à Paris et dans de nombreux pays : Canada, Angleterre, Espagne, Allemagne…
Difficile de ne pas se sentir observé lorsqu’on se tient dans l’atelier de Robert Lerivrain. Des centaines de têtes humaines semblent vous scruter. Certaines sont grimaçantes, faisant écho peut-être à « ces grimaces », que décrit Céline dans Voyage au bout de la nuit : « C’est à cela que ça sert, à ça seulement, un homme, une grimace qu’il met toute une vie à se confectionner, et encore, qu’il arrive même pas toujours à la terminer, tellement qu’elle est lourde et compliquée la grimace qu’il faudrait faire pour exprimer toute sa vraie âme sans rien en perdre ».
Aux figures uniques, le sculpteur préfère souvent les hydres à plusieurs têtes, parfois masquées. Parce qu’un visage peut être un masque, derrière lequel se cache un autre visage. Et aussi parce qu’une seule tête ne suffit pas à saisir la multiplicité et la mobilité de nos visages, sans cesse recomposés selon les moments, les émotions, les humeurs, ce que l’on veut exprimer ou dissimuler…
Feu de tout bois
Hanté par le mystère insondable du visage, l’artiste n’est cependant pas homme à creuser un unique sillon, une seule thématique ou technique. Au contraire, il fuit la routine et les habitudes. Fourmillant d’idées, il teste sans cesse de nouvelles pistes, de nouveaux procédés ou matières. Depuis près de deux ans, il travaille le bois, auquel il s’était jusqu’alors très peu consacré. Assemblant des fragments de cagette de récup, matériau pauvre s’il en est, il « dessine en 3 D », plus qu’il ne sculpte, des masques évoquant l’art africain ou les « bricolages » de certains artistes singuliers. Sculptures creuses, qui ne cachent rien de leurs artifices, de leurs secrets de fabrication et de leur vide intérieur.
S’inscrivant dans cette démarche nouvelle, ses « Mésanges bleues », sortes de danseuses au corps gracile et fragile, avancent groupées, comme si elles déplaçaient vers une destination connue d’elles seules. Ces œuvres étaient présentées pour la première fois au public lors d’une exposition du sculpteur au musée de la Perrine, qui s’achevait le 6 novembre dernier. « Beaucoup m’interrogent sur la signification du titre de ces œuvres. Même s’il y a une, je préfère ne pas donner d’explication. Il faut que chacun puisse y mettre ce qu’il veut et se raconter son histoire ».
Playlist
- Johann Sebastien Bach – Suite pour violoncelle n°1
- Jean Ferrat – Nuit et brouillard
- Simon and Garfunkel – Bridge over troubled water
- Renaud – Morgane de toi
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