C’est ainsi : toute la musique qui accompagne nos vies au quotidien, est née un jour dans un studio. Plus qu’une simple étape dans la vie d’un groupe, c’est un passage initiatique, qui laisse une trace, fixe un son dans le temps. Comment les musiciens appréhendent-ils l’enregistrement ? Que viennent-ils chercher en studio ? Immersion en studio avec Mad Lenoir.
À l’heure où l’on écrit ces lignes, la nouvelle fait ricochet sur les ondes et submerge de RIP nos murs en réseau : David Bowie n’est plus. Et avec lui Aladdin Sane, Ziggy Stardust ou The Thin White Duke, avatars scéniques autant que figures éphémères d’albums-univers. Si ce bouillonnement créatif prend racine dans l’arborescence d’un cerveau génial, il ne peut naître au monde et pour l’auditeur sans être cristallisé, matérialisé, dans ce lieu à la fois familier et baigné de mystère : le studio d’enregistrement. Notre caméléon de la pop moderne aura d’ailleurs expérimenté pas moins d’une vingtaine de studios différents dans sa carrière, entre Londres, New-York, Berlin, Sydney… Une variété de lieux, d’atmosphères, de climats acoustiques, comme un possible miroir de sa discographie protéiforme. Simple hypothèse, qui renvoie toutefois à une évidence : le studio n’est pas un lieu neutre. Du choix du studio à celui de l’ingé son, en passant par le matériel qui s’y trouve, tout impacte d’une manière ou d’une autre l’enregistrement, sa couleur, son ambiance.
Hot Anjou
La question n’a sans doute pas échappé à Mad Lenoir lorsqu’il a choisi d’enregistrer son nouvel album au studio Adjololo : « le studio a une bonne réputation et je savais que leur travail pouvait bien s’accorder avec ma musique, ils ont l’habitude d’enregistrer des projets de musiques africaines ». Située à Freigné en pleine campagne haut-angevine, cette ancienne étable est aménagée en studio pro depuis 2007. Le lieu se positionne plus largement comme une « structure de développement artistique », proposant ainsi management et co-production d’artistes. Quelques affiches bigarrées sur les murs du salon – un espace résidentiel permet d’héberger les groupes – sont un autre indice sur la fameuse « couleur » musicale du studio, sorte de panaché de musiques du monde. On apprend que touaregs du Mali, collectif franco-ivoirien ou musiciens de l’État indien du Rajastan sont passés par ici.
En cette grise matinée de décembre, c’est le soleil du Burkina Faso et sa culture mandingue qui s’invitent donc au studio Adjololo. Griot burkinabé et lavallois d’adoption, « auteur-compositeur-interprète-multi-instrumentiste », Mad Lenoir enregistre les derniers arrangements de son nouvel album, Mama Afrika. Guitares, chant et section rythmique déjà en boîte – après 10 jours de studio répartis sur 3 sessions -, c’est aujourd’hui aux cuivres de rejoindre une partition « afro-fusion » bien avancée. On est en plein « rere » comme on dit dans le jargon, l’abréviation de «re-recording». Dit autrement : des prises de son piste par piste, qui viendront enrichir les pistes déjà gravées par les musiciens ensemble, en conditions live.
L’exercice requiert technique assurée, précision rythmique affutée et, dans l’esprit, un jeu à l’unisson des autres musiciens déjà enregistrés. Casque sur les oreilles, Sai au saxo et Micha à la trompette répètent en boucle un gimmick joliment funky, jusqu’à obtenir plusieurs prises satisfaisantes. Derrière la console, Antoine Livenais, l’ingé son, jongle entre consignes aux zikos et savant maniement des faders. Mad n’hésite pas, suite à une prise bancale, à redonner le « La » en entonnant la phrase que doivent jouer les cuivres. « J’ai les parties de tous les instrus en tête, sourit-il. Je construis les morceaux sur lesquels tous les musiciens viennent jouer ensuite. Mais je leur fais confiance, ils savent ce qu’ils ont à faire ! » On sent pourtant que ça coince un peu : en deux heures, seule l’intro du morceau a été bouclée. « Il aurait peut-être fallu qu’ils aient les partitions, sinon ils sont un peu perdus. Les cuivres ont souvent l’habitude de bosser avec », analyse Antoine.
Studio vs live
Comme souvent en studio, le déclic libérateur peut prendre du temps. Se confronter au regard d’un professionnel et aux exigences des autres musiciens, supporter la pression inhérente au planning serré des sessions, jouer jusqu’à 8-10 heures par jour sans perdre en justesse et feeling: le studio a des allures de marathon musical. Compositeur et saxophoniste du Marabout Orkestra – le groupe sort début février son premier album -, Johann Guihard évoque cette pression, parfois source de blocages. « On devrait se sentir à l’aise, libéré, l’esprit positif et se laisser mener par la musique et l’inspiration. Mais c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire ! Recommencer 27 fois le même thème ou un solo tout en gardant des pures idées et la même intention, c’est pas toujours une partie de plaisir ! Certains y arrivent très bien, moi j’ai du mal, comparé à la scène. »
Pourtant rôdé aux sessions studio depuis 10 ans, Xavier Margogne, guitariste des Fils Canouche et de EZPZ (ex-The Electro Canouche Orchestra), reconnaît aussi que rien n’est simple : « même pour une partie facile techniquement, c’est super dur de faire un truc nickel en deux ou trois prises. Les micros sont tellement performants que tu entends toutes les petites imperfections. D’ailleurs, la première fois que tu viens en studio et que tu te réécoutes de façon pro, tu te prends une bonne claque. Il peut y avoir un méchant fossé entre ton ressenti sur ton niveau de jeu en concert et le rendu en studio. »
Révélateur cruel, reflétant sans pitié les faiblesses techniques ou musicales d’un musicien ou d’un groupe, le studio dispose cependant, dans le secret de ses 4 murs, de tous les outils pour gommer et réparer erreurs et défauts. On touche là à l’éternel débat, bien connu des zikos et techniciens, des différences entre enregistrement et live. La musique enregistrée, par essence, subit une transformation. Dès la prise de son jusqu’au mastering, elle passe au filtre d’une multitude de prismes, de choix esthétiques et d’effets numériques, pour fixer, corriger, atténuer, tronquer, « trafiquer » la réalité. D’où parfois, pour un même groupe, un sérieux décalage entre un disque aux petits oignons et une prestation live façon fête de la musique à Foufnie-les-Berdouilles.
Batteur du trio punk-noise WAITC, Batiste Mongazon voit la chose sous un autre angle. Pour lui, l’enregistrement ne doit pas magnifier le réel mais présenter « l’image » la plus fidèle possible du son live du groupe : « si WAITC existe, c’est pour faire des concerts et partir en tournée. Le live est plus important pour nous que le studio. Donc le but du jeu quand on enregistre, c’est de s’approcher au maximum de ce qu’on fait sur scène, de retranscrire cette énergie. Et la meilleure manière d’arriver à ça, c’est d’enregistrer en conditions live, comme sur scène ».
La question qui fâche
La question se pose pour la plupart des groupes qui entrent un jour en studio : faut-il y retrouver l’âme et la fougue des concerts ou reproduire sur scène la qualité technique et le « son » léché des enregistrements ? « En 15 ans de carrière, j’ai changé de point de vue sur la question, avoue Johann. Avant je voulais des trucs tirés au cordeau, précis, nets, dès que j’enregistrais. Mais je me suis rendu compte au contact de certains très bons musiciens qu’un trait d’instru qui glisse ou qu’une note qui frotte a peu d’importance quand le « tout » déboîte. C’est le cas notamment dans la musique africaine : ça peut jouer un peu faux, les mecs rentrent des fois à l’arrache, mais au final ça groove terrible ». On confirme : ça groove au studio Adjololo. Saxo et trompette ont maintenant trouvé leur souffle et commencent à dérouler sans accrocs. « Là, ils l’ont, c’est dans la boîte ! » lance tout à coup Mad Lenoir, l’oreille aux aguets, dans un rire sonore et contagieux.
Hormis quelques « guests » – comme un rappeur venu de Bordeaux pour un featuring – c’est la première fois qu’il enregistre un album avec ses musiciens live. « C’est le fruit de toutes mes rencontres en France ces 5 dernières années. Mon rôle c’est de faire le lien entre tous les musiciens et que ça fonctionne bien. Je m’occupe de gérer l’organisation des sessions, qui vient quand, qui joue quoi. Mais on essaie de faire tout à la cool, sans pression. Les morceaux, on les a de toute façon déjà bien bossé ensemble en résidence ».
Sébastien Gourdier, sondier du groupe en live, vient d’arriver au studio pour saluer Mad et aiguiser son oreille de technicien. Il rappelle également l’importance « d’arriver en studio avec un truc hyper carré. Sinon c’est le stress assuré et impossible de jouer libéré. En studio, tu n’as pas le temps d’assimiler, de digérer un morceau qui n’est pas maîtrisé. Ce travail doit être fait en amont». C’est d’ailleurs ce que font Xavier et les EZPZ, qui viennent d’enregistrer leur nouvel EP avec Thomas Ricou, en formule studio mobile. « Tous les morceaux étaient déjà prémaquettés, avec notre carte son et nos micros amateurs, pour qu’il n’y ait pas de surprise le jour du studio. Plus c’est écrit et plus ce sera propre. Mêmes les solos, on les a écrit. À moins d’être un virtuose, il n’y a pas vraiment de place pour l’impro en studio. »
Une autre donnée, on ne peut plus concrète, vient aussi mettre un frein au dilettantisme ou aux velléités d’expérimentation à tout-va : le budget. Que les ingés son facturent leur prestation à la journée (250 à 500 € en moyenne) ou au morceau, le studio reste un investissement substantiel. «Les tunes, c’est la question qui fâche ! confirme Batiste. Pour WAITC, on a réussi à ne jamais dépasser les 1000 euros de budget, hors mastering, répétitions ou achat de matos. On met chacun un peu d’argent de côté pour financer les sessions et on pioche aussi dans la caisse du groupe. On ne rentre pas vraiment dans nos frais, mais on y gagne tout de même puisque ça nous aide derrière à démarcher pour tourner ».
Entre la douzaine de jours en studio, les repas et les défraiements des trajets pour les musiciens, Mad estime lui à près de 4 000 € le budget de Mama Afrika. Sans compter aussi le pressage de 1000 CD après mastering. « Tu ne peux jamais avoir de garantie derrière, mais tu sais aussi que c’est un bon album qui va te permettre de diffuser ta musique plus largement, de trouver des dates, d’avoir des passages en radio. Et ça n’a pas de prix ».
Totale immersion
Enregistrer pour mieux tourner. Et vice-versa. Une équation simple et vertueuse qui imbrique deux moments forts de la vie d’un groupe. Avaler le bitume un mois durant au volant d’un van ou passer dix jours entiers dans une cabine de 30 m2, ça vous soude une équipe ! « Pour notre album, confie Johann, je voulais à tout prix trouver un studio avec hébergement, pour être en totale immersion avec le groupe pendant 4 jours. C’est une expérience humaine riche, on apprécie de passer du temps ensemble ».
Le passage studio implique aussi une répartition des rôles au sein du groupe. Pour leurs projets respectifs, Mad et Johann font figure à la fois de leaders naturels et directeurs artistiques. Ils sont présents en continu de la toute première prise jusqu’à l’étape du mixage. Le fonctionnement diffère pour Batiste et ses deux acolytes de WAITC : « dans l’idéal, on fait en sorte d’assister tous les trois à toute la session car on partage toutes les décisions. Par contre, pour le mixage, on laisse les spécialistes s’en occuper. On reçoit les mixs par mail, on donne notre avis et on valide ou pas ensemble. »
Prises de son et mixage étant souvent le fait du seul et même technicien son, le choix du «spécialiste» ne saurait se faire au hasard. L’esthétique musicale, le CV de l’intéressé, le studio et le matériel dont il dispose, son sens relationnel – essentiel pour « manager » toutes les sensibilités d’un groupe – sont autant de critères qui pèsent au moment de solliciter le « bon » ingé son. Pour Xavier et EZPZ, le choix a été simple : « Thomas Ricou était déjà notre ingé son sur les concerts, il connaît bien notre musique. Et son album avec Babel, hyper concluant pour sa dimension électro, nous a convaincu que c’était la bonne personne. Et il a ce côté très diplomate pour dire les choses, quand c’est bien ou pas bien. Moi, tout le monde sait que je manque de tact à ce niveau-là, mais lui sait utiliser les bons mots et adopter la bonne approche ».
Expertise technique d’un maître ès Pro Tools (et ses milliards d’options qui demandent autant d’heures d’apprentissage), matériel qui reste coûteux lorsqu’on sort des standards (certains micros peuvent valoir plusieurs centaines d’euros…), mais aussi et surtout compétences artistiques et qualités humaines, on touche du doigt tout ce qui fait la véritable plus-value du professionnel face aux bidouillages geek du home-studio. « Aujourd’hui tu peux te débrouiller pour enregistrer dans ton coin : un lieu plus ou moins insonorisé, une bonne carte son et un pote qui s’y connaît un peu, et tu arrives quasiment à avoir un truc pro, conclue Xavier. Mais clairement, ça ne remplacera jamais l’expérience unique du studio ».
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