À eux trois, ils ont sans doute enregistré les trois quarts des disques des groupes locaux ces cinq dernières années. Chacun avec sa patte, ses genres privilégiés et une notoriété qui s’étend par-delà les frontières du 53. Échange passionné et passionnant entre trois laborantins du studio : ROMUALD GABLIN, THOMAS RICOU et AMAURY SAUVÉ.
Comment devient-on ingénieur du son ?
Amaury : je pense que ça a pris du temps avant que chacun d’entre nous se considère comme tel. J’ai d’abord enregistré mon propre groupe, As we draw, car ça coûtait trop cher d’aller en studio. C’était beaucoup plus simple d’expérimenter avec du matos emprunté à droite à gauche, et sans contraintes de temps. J’ai eu des bons retours sur les prises de son, et la fois suivante, je me suis occupé également du mixage pour le premier Birds in row. Ce sont les premiers qui m’ont fait confiance de A à Z.
Romuald : j’ai aussi enregistré mes premières maquettes avec mon groupe. Le premier « vrai » album, c’était avec Florian Mona. Il a plu et on a commencé à me contacter pour enregistrer. Ça s’est fait un peu par hasard : c’est un local de répé que j’ai adapté au fur et à mesure pour en faire un studio. Au début, tu tâtonnes, tu essaies plein de trucs, tu écoutes des albums pour avoir des références. Et à un moment, comme tout musicien, tu te fies à ton oreille. La technique, c’est de la théorie et de l’apprentissage, après le tout c’est d’avoir l’oreille musicale. Et pour le coup, c’est un atout d’être aussi musicien.
Thomas : à force d’essayer des trucs, de se tromper, ton oreille se développe. Être ingé son, c’est un vrai mélange d’art et de science. La science ça s’apprend, mais l’art c’est toi, ton caractère, tes choix, comment tu vas faire sonner la musique. Et ça, ça évolue constamment dans le temps. Par exemple, si je réécoute un de mes mixs six mois après, je ne referai pas du tout pareil.
C’est une photo, une image à un instant T.
Comment s’organisent les sessions d’enregistrement ?
Romuald : généralement les groupes viennent une première fois au studio, on discute et je leur fais écouter des disques que j’ai enregistrés. Ma particularité, c’est que je ne travaille pas à la journée, mais au morceau. C’est à dire que tu ne viens pas chez moi durant une semaine pour tout boucler en une session. Tu peux venir 3 jours, faire des prises guitare et batterie, et revenir une semaine plus tard. Il y a moins d’impératifs de timing qu’en bossant à la journée. Il y a des jours où ça ne passe pas, eh bien on n’insiste pas et on remet ça au lendemain. Et je n’enregistre pas en conditions live, donc ça ne sert à rien que tous les musicien soient là, j’aime bien travailler avec une seule personne. C’est arrivé une fois qu’on soit 6, dans un tout petit espace, c’était l’enfer !
Amaury : pour moi c’est l’inverse, Je travaille tout le temps avec des groupes entiers, où chaque musicien essaie de forger sa place et d’avoir son mot à dire. Parfois tu peux en avoir 3 ou 4 qui drivent le truc et partent un peu dans tous les sens. Mais ils viennent aussi me voir pour que je sois la personne qui décide pour eux. Les rares fois où j’ai bossé avec des artistes seuls, ça ouvre tellement de possibles en termes de production, que tu peux tomber dans le piège de trop arranger ou d’essayer trop de choses.
Thomas : moi je travaille en mobile, donc le premier truc c’est de trouver le lieu, l’acoustique qui va correspondre le mieux à l’esthétique musicale et au son que tu veux. Récemment j’ai enregistré une morceau classique à 4 voix. Nous avons enregistré dans une chapelle, nous ne l’aurions pas fait dans un salon avec un son tout mat. Mais souvent, on choisit d’enregistrer chez les musiciens eux-mêmes, j’aime assez cette formule. C’est psychologique mais tu es chez toi, donc tu peux enregistrer « en pantoufles ». Tu n’as pas ce stress de te dire que tu paies une journée de studio, que tu as le timing qui défile. Le seul problème, c’est que ça offre un confort pour l’artiste, mais pas pour le technicien. Il faut ramener ton matos, et souvent ajouter des panneaux pour que l’acoustique fonctionne. Sinon, comme Romuald, je travaille au titre. En termes d’ambiance et d’humeur, ça permet une libération, qui musicalement est hyper intéressante.
Qu’est-ce que les musiciens viennent chercher aujourd’hui en faisant appel à un ingé son ?
Thomas : les musiciens ne viennent pas chercher un studio, un lieu, ils viennent surtout chercher de l’humain. C’est une rencontre. Mais il faut faire le bon choix. On voit régulièrement des groupes aller dans un gros studio et sortir un truc naze car ils n’avaient pas choisi le bon mec. Il y a certains groupes qui viennent me voir et que je renvoie vers d’autres ingés son. Car je n’ai pas la culture musicale requise et je sais que d’autres gars vont mieux le faire que moi.
Amaury : la base, c’est que le groupe choisisse la bonne personne, quelqu’un qui comprenne ce qu’il veut et le pousse dans la meilleure direction possible d’un point de vue artistique. Les musiciens veulent aussi sortir grandis derrière, qu’on pointe le doigt sur ce qui ne va pas dans le groupe. Beaucoup de zikos ressortent du studio un peu dépités, mais ils ont pris conscience de leurs erreurs et vont pouvoir les corriger derrière.
La gestion humaine du groupe, c’est un aspect important ?
Thomas : c’est un peu le nerf de la guerre ! C’est l’une des grandes qualités requises et ça représente une bonne part du métier. On fait du social ! Et parfois ça relève carrément de la psychanalyse ou de la thérapie de groupe. Mais en partant du principe que les gens font la démarche de venir nous voir, ils nous écoutent.
Amaury : pour chaque groupe, c’est différent, tu ne peux rien anticiper ! Mais très vite, tu vois des trucs : le batteur qui veut toujours avoir raison, le chanteur qui n’écoute jamais le gratteux… Notre atout, c’est qu’on a une légitimité, un regard objectif qu’ils vont écouter, et qu’ils attendent. Ils sont très curieux d’avoir notre avis, sur tout : le son de gratte, un break de batterie, un riff de guitare… Et ils attendent aussi qu’on dise à tel membre du groupe ce que eux n’osent pas lui dire depuis trois mois !
Romuald : à partir du moment où tu leur donnes ton avis, le passage en studio – mais c’est le cas aussi pour les résidences – peut vite mettre en lumière des tensions entre les zikos, et parfois même marquer la fin du groupe. Et puis c’est aussi parfois la première fois que les mecs entendent vraiment leur son ou que le chanteur s’entend chanter. Il peut y avoir des blocages.
Thomas : ça m’est déjà arrivé, pour mettre en confiance un zikos, de dégager tout le monde et là, la prise sortait tout seule. La difficulté, c’est de réussir à les débloquer sans y passer des plombes. Toujours cette question d’instantané : ça pourrait être différent, ça pourrait être mieux, mais à un moment il faut tirer le meilleur de ce qui est possible à cet instant-là et passer à la prise suivante.
On fait du social ! Et parfois ça relève carrément de la psychanalyse ou de la thérapie de groupe.
Jusqu’où intervenir dans les choix artistiques ? Où se situent les limites de votre rôle ?
Thomas : pour moi, c’est toujours de l’ordre de la proposition. Et comme ça reste un échange, peu importe de qui vient l’idée du moment que ça sert le propos. À un moment, les egos n’ont plus leur place, seul compte le propos artistique. Mais l’artiste a de toute façon le dernier mot.
Romuald : le risque, c’est de parfois trop intervenir. Ça m’est arrivé une fois d’enregistrer un musicien qui n’était pas super au point techniquement. J’ai fait moi-même les prises guitare, basse, j’ai rajouté des beats, etc. L’album lui plaisait bien, mais il s’est retrouvé avec un contraste énorme entre le son de l’album et ses prestations live. Sur le coup, je me suis dit que je m’étais peut-être trop investi.
Thomas : après il faut se dire qu’on vient nous chercher pour enregistrer un truc qui sonne, et s’il faut découper les prises un peu partout, quitte à ce que ce soit un peu irréel par rapport au rendu live, ça ne me dérange pas. Par contre dans ces cas-là, je préviens les zikos, je leur dis : « là ce que vous écoutez ce n’est pas encore vous. Si vous voulez arriver là, maintenant il faut bosser ». C’est dur à dire, mais parfois si tu dois faire un disque qui reflète le niveau réel du groupe, autant ne rien sortir.
Est-ce qu’à l’ère du numérique, il y a encore une place pour l’erreur ou l’accident dans la musique enregistrée, à l’image du live ?
Thomas : aujourd’hui avec toutes les technologies à disposition, on s’est tellement mis à tout corriger qu’on n’entend plus que des trucs parfaits. Les fausses notes ou des trucs pas en place, c’est fini. Tu écoutes Neil Young, les Beatles, parfois ça chante faux, c’est pas en place, mais c’est hyper beau. Aujourd’hui, même des super musiciens veulent être auto-tunés, par peur de la fausse note. Il faut se battre avec ça. Il faut admettre que parfois ça n’est pas parfait mais ça sonne.
Amaury : j’encourage les groupes à enregistrer en conditions live plutôt que piste par piste. L’avantage c’est que tout le monde est impliqué en même temps, ça renforce la cohésion de groupe. Et la personnalité du groupe est conservée. Comme dans un live, il peut y avoir des erreurs, mais aussi un pain qui sonne et qu’on va garder. Tu peux à l’inverse, grâce aux outils numériques, gommer tous les détails, un contretemps, un break qui accélère. Du coup les mecs peuvent avoir l’impression que ça sonne à fond, mais ça ne sonnera jamais aussi « parfait » sur leur prochain concert. Tu as des groupes de metal qui sortent des skeuds ultra produits, en ayant fait les batteries avec le logiciel Easy Drummer à la souris, et qui sonnent hyper naturels. Tu écoutes l’album, tu trouves ça énorme et tu les vois en live : il n’y a pas un mec qui sait jouer.
Romuald : C’est vrai que l’enregistrement piste par piste a un côté plus aseptisé, même si je bosse toujours comme ça, aussi pour des contraintes d’espace. J’ai commencé à enregistrer en analogique, avec un vieux six pistes à cassette, puis un huit pistes à bande. Quand j’ai adopté le numérique je l’utilisais comme mes anciennes machines, en exploitant très peu d’outils. Et puis rapidement tu te rends compte que c’est quand même hyper pratique.
Amaury : après il faut faire des choix : avec des logiciels comme Pro Tools, tu as 50 000 outils à disposition, il faut décider de les utiliser ou pas. Les possibilités sont presque infinies.
Est-ce que vous considérez avoir une « patte sonore », qui pourrait être identifiée d’un disque à l’autre ?
Amaury : quand on me dit que j’ai une patte sonore, je ne le prends pas forcément comme un compliment et ça a même tendance à m’énerver qu’on puisse reconnaître une sorte de signature. Mais c’est sûr qu’on fait des choix qui sont issus de notre personnalité, de nos goûts, de notre histoire musicale. On n’intériorise pas forcément certains automatismes, ça vient naturellement. Le fait que je mixe la basse fort ou que je mette de la disto un peu partout, il y a plein de gens qui commencent à le remarquer. Une fois que j’ai intégré ça, j’essaie de ne pas non plus le faire systématiquement.
Romuald : tu vas forcément plus aller vers les sons que tu apprécies, et c’est parfois dur de résister à cette tendance naturelle, même si les musiciens te le demandent. Il y a toujours des espèces de « recettes » que tu aimes bien, qui sont un peu ta marque de fabrique. Par exemple, à une époque j’aimais bien ajouter du glockenspiel ou du ukulélé sur les morceaux.
Thomas : dire qu’on a une patte sonore, je ne trouve pas ça péjoratif, au contraire. C’est un charisme et une identité. Pour moi en tant que groupe, tu vas chercher une identité qui va correspondre à ton projet. Jamais un groupe de metal ne viendrait me voir par exemple.
Amaury : je suis assez curieux quant aux esthétiques que je connais peu. Par exemple, je viens de faire 10 jours avec un groupe de musique bretonne traditionnelle. Je ne savais même pas ce qu’était une bombarde. Mais je leur ai demandé de m’amener des références musicales pour avoir une base de travail. J’étais super motivé…
Romuald : c’est l’éclate de découvrir des instruments que tu n’as jamais enregistré avant. C’est génial car tu n’as pas de préjugés ou d’automatismes sur comment faire les prises de son.
Est-ce que l’évolution du matériel et des techniques impliquent de toujours devoir investir ?
Amaury : certes le matériel évolue et tu as des machines qui dans leur manière de sonner vont être la signature d’une époque. Mais d’autres sont intemporelles, comme certains micros, certains compresseurs, qui peuvent dater des années 50 mais qu’on continue d’utiliser aujourd’hui parce qu’on n’a jamais fait mieux.
Romuald : dès le début, j’ai pas mal investi et aujourd’hui c’est rentabilisé, je n’achète que très peu de nouveau matériel. Après la question c’est : est-ce qu’il vaut mieux avoir beaucoup de matos et ne pas savoir s’en servir ou en avoir peu et le connaître par coeur ?
Thomas : Le matos pour les ingés son, c’est aussi un truc de gamins, un peu comme des jouets. Plus tu en as, plus tu es content ! Mais en effet le tout est de savoir l’utiliser. Il y a des mecs qui feront mieux sonner un morceau avec seulement un ordi, qu’un autre mec avec plein de machines dernier cri.
La question c’est : est-ce qu’il vaut mieux avoir beaucoup de matos et ne pas savoir s’en servir ou en avoir peu et le connaître par cœur ?
Le mixage, c’est une étape primordiale pour vous ?
Amaury : Une fois que tu as fait toutes les prises de son, tu fais écouter une mise à plat, c’est-à-dire une première version brute, sans traitement. Si déjà à ce moment là ça sonne et que le groupe est content, c’est gagné. Tout doit être fait le plus possible dès la prise de son. Au mixage, dans l’idéal, tu finalises l’enregistrement…
Thomas : Exactement. D’ailleurs lors de mes premiers enregistrements, il y avait un monde entre la mise à plat issue des prises et le mix final. Et plus on évolue, plus l’écart se réduit car on travaille vraiment le son directement lors de l’enregistrement, avec le positionnement et le choix des micros, l’utilisation de panneaux acoustiques, le choix des instruments et des amplis… C’est là que ça se complique car on n’est plus uniquement sur de la technique, mais sur des choix artistiques. Sur un même morceau, Romuald, Amaury et moi ferions trois mixs complètement différents. Dans l’absolu, tu pourrais passer des mois sur un mix, en avoir 100 différents. Mais plus tu reviens dessus, moins tu es objectif et plus tu finis par faire n’importe quoi. À un moment il faut trancher.
Comment peut-on expliquer au néophyte l’étape finale du mastering ?
Amaury : le mastering, c’est bénéficier d’un avis extérieur, très expérimenté, qui va écouter le disque sans avoir mis les mains dedans, et qui va être dépourvu de tout jugement engagé. C’est un peu la tierce personne qu’on va chercher, le groupe et moi, pour corriger et améliorer ce qu’on a fait ensemble. J’insiste toujours auprès des groupes pour écouter le mastering. Tant que le mix nous paraît mieux, on demande une nouvelle version.
Romuald : c’est marrant car c’est une étape qui reste encore un peu méconnue. J’ai parfois travaillé avec des groupes qui ne savaient pas forcément qu’il restait le mastering à payer après l’enregistrement et le mix, ils ne l’avaient carrément pas prévu dans leur budget.
Thomas : le master à la base sert aussi à harmoniser les volumes et les écarts de décibels, d’une part entre les différents morceaux du disque, et d’autre part à l’intérieur même des morceaux, c’est ce qu’on appelle la dynamique. Chose que tu n’as plus aujourd’hui en radio : les morceaux sont hyper compressés et c’est à la station qui aura le signal sonore le plus fort. Un titre de Babel est passé sur Virgin, c’était horrible. Tu n’avais plus de nuances, les passages calmes sonnent forts, et les passages forts paraissent calmes. Je me rends toujours au mastering : quand j’y vais, j’écoute le mix dans la voiture à l’aller, et au retour je mets le master. Et j’ai à chaque fois l’impression d’avoir livré une sculpture en bois un peu brut et de récupérer un truc nickel, poncé et vernis. C’est la couche finale qui fait que le disque est commercialisable.
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