Geek accro au matos ? Ours solitaire et mal léché ? Musiciens du 21e siècle ? Qui sont les home studistes ? Le sociologue – et utilisateur de home studio à ses heures – Philippe Le Guern s’est penché sur le cas de ces « musiciens en chambre ».
Depuis quand parle-t-on de home studio ?
On n’a pas attendu le numérique pour que le home studio s’installe. À la fin des années 70, avec par exemple les quatre pistes à cassettes Tascam ou Fostex, on pouvait déjà enregistrer chez soi facilement. Mais la démocratisation des outils numériques dans les années 90-2000 va radicalement changer la donne. Les cassettes analogiques étaient fragiles, dégradables, d’une qualité limitée, et tout effacement ou erreur était irréversible. Avec le numérique, tu peux modifier et démultiplier tes enregistrements indéfiniment sans aucune perte de qualité : c’est l’oeuvre d’art à l’ère de la reproductibilité infinie.
C’est quoi concrètement un home studio ?
Le terme de home studio renvoie à une multiplicité de configurations techniques possibles : du simple ordinateur au studio ultra sophistiqué. Néanmoins, on retrouve généralement au coeur du dispositif un ordinateur, une carte son (qui convertit un signal analogique en numérique), une paire d’enceintes, quelques micros… Fondamentalement, le home studio désigne une technologie qui s’adresse à un public non professionnel. Tout du moins au sens où on entendait traditionnellement cette notion, parce que le home studio remet directement en cause la coupure entre professionnels et amateurs. Par opposition aux studios professionnels, souvent chers et requérant des compétences technologiques fortes, le coût réduit et la relative simplicité d’utilisation du home studio en fait un équipement pour « Monsieur Tout-le-monde ».
Dans « home studio », il y a « home »…
Outre sa facilité d’appropriation, le home studio peut s’utiliser dans un contexte domestique. Une domesticité rendue possible par sa légèreté, sa compacité… Et ça a évidement des conséquences très fortes : on peut l’utiliser sans se soucier des coûts économiques et des contraintes de temps imposés par les studios traditionnels. On a plein de témoignages de musiciens là-dessus : tu peux jouer le jour, la nuit, en pyjama… Tu as une idée en pleine nuit, tu peux te lever pour l’enregistrer, etc. C’est un outil de libération des contraintes spatio-temporelles, et plus largement de l’industrie du disque. Avec un home studio, on peut théoriquement tout faire : composer, enregistrer mais aussi promouvoir et diffuser sa musique… C’est une sorte de couteau suisse, économique et multi-fonctionnel.
Maîtriser ces fonctionnalités multiples demande donc une certaine polyvalence ?
Il serait faux de penser que le home studio est un outil simple à maîtriser. Quand tu apprends un instrument, comme par exemple la guitare, tu restes dans un apprentissage codifié. Tu apprends l’harmonie, les accords… L’éventail de possibilités du home studio rend la chose beaucoup plus complexe : tout est possible, tu peux vite te retrouver avec un orchestre sous les mains… L’industrie du disque, les grands studios induisaient une division du travail : chacun ses compétences. Avec le home studio, c’est l’inverse : c’est la concentration des tâches, la poly-compétence : on est à la fois informaticien, technicien son, musicien, chargé de com’… Que ce soit une réalité ou non, les home studistes se vivent comme poly-compétents. Et de très nombreux musiciens maîtrisent merveilleusement bien ces outils. Mais j’ai pu observer dans mes enquêtes qu’énormément d’utilisateurs d’home studio n’étaient pas très compétents sur toute une série d’aspects, notamment en terme d’acoustique, de techniques du son… Comme par exemple la compression : les gens ne savent pas bien comme ça marche, ni à quoi ça sert en réalité. Mais il y a l’idée que le son doit cogner et que la compression sert à donner de la patate… Les logiciels home studio sont en général des copies virtuelles de machines et d’instruments analogiques dont la maîtrise demande un long travail d’apprentissage. Beaucoup s’en servent sans savoir comment ils fonctionnent réellement, en utilisant des effets prédéfinis, des sons « prêts à jouer »…
D’où le risque, avancé par certains, d’une uniformisation de la création musicale ?
La culture du home studio s’est construite sur le bricolage, le hasard, cet espèce de distorsion, d’usage à côté de la plaque… Et ce principe de détournement des fonctions premières d’un outil peut être d’une très grande richesse créative. Mais lorsque tu emploies des sons de banques de données qui sonnent toutes pareilles et que tu utilises ton matériel sans en connaître 10 % des fonctionnalités, il y a forcément un risque de standardisation. Lorsqu’on s’intéresse aux outils utilisés par les home studistes, on s’aperçoit qu’en fonction des familles esthétiques, il y a des standards : 9 fois sur 10 les musiciens achètent le même matériel. Même chose pour la façon dont ils utilisent ces outils. Les musiciens sont souvent déçus par l’équipement qu’ils viennent d’acheter. Dans leur esprit, parce que c’est numérique, c’est forcément du matériel de très grande qualité, équivalent aux grands studios. Il y a tout un business derrière le home studio, qui a construit sa politique marketing sur cette ambiguïté. Mais le matériel ne suffit pas, il faut savoir l’utiliser, travailler dans des conditions acoustiques appropriées, etc.
Le home studio : une sorte de couteau suisse, économique et multi-fonctionnel.
Peut-on parler à propos des home studistes d’une nouvelle génération de musiciens, de musiciens 2.0 ?
On pourrait penser qu’il y a une coupure radicale entre les « digital natives » et les musiciens prénumériques. Or on voit que de nombreux musiciens de 50-60 ans ont intégré depuis longtemps ces outils. Cela dit, ils se servent généralement du home studio comme outil d’enregistrement. Ils branchent leurs guitares sur leur carte son… Avec les technologies home studio sont nés des courants comme le rap ou les musiques électroniques qui imposent une nouvelle façon d’envisager la musique : on travaille seul, et non plus en groupe, configuration traditionnelle du rock ou de la pop. Être en groupe, c’est un rapport au monde particulier, une façon de se positionner par rapport à son environnement culturel, social… C’est un peu : « Nous contre le reste du monde ». La « solitude » du home studiste s’inscrit dans l’évolution de nos sociétés modernes, toujours plus individualistes. Et implique forcément d’autres modes de pratique : la répétition, où beaucoup de musiciens ont appris à jouer, n’a plus lieu d’être. On apprend autrement, avec des tutoriels, sur les forums internet… D’autres types d’échange s’instaurent. Il n’y a pas moins de contacts, peut-être même plus : les musiciens sont hyper connectés, ils dialoguent et collaborent via internet avec leurs collègues, parfois à l’autre bout du monde. Le rapport à l’espace-temps est complètement renouvelé…
Que change le home studio en terme de création, de mode de travail des musiciens ?
À l’ère analogique, un ingénieur du son « écoutait » au sens propre la musique qu’il mixait. Avec l’ordinateur et les interfaces graphiques, le son est visualisé autant qu’il est écouté. Cela favorise l’anticipation par le regard et une perception de la musique en instants sécables, une série de blocs isolables que l’on peut figer pour les manipuler à volonté. Le « copier-coller » devient une fonction clé dans le travail de composition. Ce qui différencie aussi les home studistes, c’est leur faculté à se mouvoir dans des univers totalement virtualisés. Manipuler un vrai instrument ou sa représentation virtuelle sur un écran n’induit pas les mêmes opérations mentales, le même rapport au son, à l’instrument… Ce qui est nouveau également, c’est la capacité de ces musiciens à utiliser le web. Il faut connaître les réseaux de diffusion qui permettent de faire exister sa musique, savoir développer des stratégies d’amplification de sa notoriété : sur quel type de réseaux sociaux je vais me balader, quelles sont les meilleures plateformes, comment je vais présenter ma musique sur YouTube, avec quels types de mots-clés, etc. ? Avant tu enregistrais des cassettes pour démarcher 15, 20 labels… Aujourd’hui, tu lances des bouteilles à la mer. Et l’océan est vaste, tu ne sais pas très bien où ta bouteille va atterrir. Finalement, c’est assez poétique.
Avec le numérique, et notamment la pratique du sample, émergent de nouvelles conceptions du droit d’auteur, du partage des oeuvres, etc. Home studio et musique libre vont-ils de pair ?
On peut voir le sampling comme du pillage. On peut aussi le considérer comme un art musical. Les musiciens qui utilisent des samples font souvent preuve d’une grande érudition. Je suis régulièrement ébahi par ces musiciens capables d’exhumer dans des piles de vieux vinyles des fragments, des bouts de sons, qu’ils reconfigurent, auxquels ils redonnent du sens. C’est une caractéristique forte de la modernité sonore : cette capacité à jouer avec des spectres, des fantômes… On est forcément plus enclin à partager sa musique gratuitement quand on est dans cette logique d’emprunt, de réutilisation de morceaux qui ne sont pas les siens. Avec le numérique, le sens et la valeur symbolique de la musique se sont transformés profondément. La musique n’est plus un produit physique commercialisable, ni une oeuvre gravée dans le marbre, mais un bien d’échange, appropriable, remixable par autrui.
Où vont le home studio et les technologies numériques ? Quelles sont les évolutions qui se dessinent ?
Le développement des technologies portables, par exemple les téléphones portables ou les tablettes tactiles, contribue à esquisser le portrait d’un musicien de plus en plus mobile. Le numérique a révolutionné la question centrale du déplacement : on est passé du musicien en tournée au musicien nomade, s’incarnant par exemple dans la figure de Manu Chao, qui a mis en avant les avantages de l’ordinateur portable pour parcourir le monde : « Je peux enregistrer où je veux mais aussi quand je veux… ». Cependant le constat établi par Simon Reynolds dans son récent livre Retromania interroge sur l’apport des technologies numériques en terme d’innovation musicale : depuis les années 50, chaque génération est marquée par une couleur sonore, un renouvellement des genres musicaux. À partir des années 2000, ce renouvellement s’interrompt. Nous sommes aujourd’hui dans l’ère du vintage, du recyclage à outrance. Même si j’ai un avis partagé sur les conclusions de Reynolds, on peut se poser la question du lien entre l’absence d’innovation musicale qui marque notre époque et le fait que les technologies numériques reposent sur une logique d’emprunt – le sampleur – et de copie du réel – émulations virtuelles d’instruments et de machines analogiques – et non sur l’invention de nouvelles sonorités.
Article paru dans le dossier « hommes studios » du numéro 47 du magazine Tranzistor.
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