Si l’on réduit souvent le « simple » public à des consommateurs passifs et manipulés par la marché, le regard que porte Antoine Hennion sur les amateurs de musique est tout autre. Décrivant les mélomanes comme des « pratiquants actif de l’amour de la musique », ce sociologue passionné, lui-même grand amateur de musique, nous montre qu’aimer la musique, c’est tout un art !
Pour parler du public et des amateurs de musique, on ne peut pas se contenter des données statistiques du ministère de la Culture, sur le mode « qui va où ? », ni des analyses de la sociologie critique, faites à la suite de Bourdieu, où le public est vu à travers ses déterminations : « vous n’aimez telle chose que parce que votre éducation, vos origines sociales, votre milieu, votre âge, etc. vous déterminent à l’aimer ». Ce n’est pas suffisant, cela ne dit rien positivement sur l’amour de musique. Ces conceptions réductrices du public ne se préoccupent pas de ce que ce veut dire aimer la musique. C’est sur cette question précise que porte mon travail : comprendre ce que ça signifie, et surtout comment cela se fait, d’aimer la musique, dans les gestes de tous les jours, au quotidien…
Vous montrez que le goût pour la musique, ça n’est pas quelque chose de figé ni de prédéterminé…
Bien au contraire. On ne naît pas amateur de musique… Au début, c’est souvent la même histoire que racontent les amateurs : on devient amateur lorsque quelqu’un de proche, ou d’estimé, attaque ce que vous aimez, souvent en termes crus, violents. C’est le grand frère qui va dire : « ah, ce que t’écoutes, c’est du rap commercial, c’est de la merde, écoute plutôt ça, c’est bien meilleur ». Lorsqu’on commence à pouvoir être critique, à faire des différences entre tel ou tel style…, on commence à forger son goût, à devenir amateur. On rentre alors dans un espace, que petit à petit on sculpte selon ses propres désirs, ses propres réactions, mais aussi celles de ses proches, les avis autorisés qu’on commence à écouter, etc. C’est ce que j’appelle le goût comme activité.
Comment construit-on et développe-t-on ce goût ?
On peut repérer quatre grands facteurs ou variables dans la construction du goût. D’abord, bien sûr, il y a le rapport à soi-même, à son corps, à ce qu’on aime, à ce qu’on ressent lorsqu’on écoute telle ou telle musique. Mais il y a aussi l’influence des autres : « j’aime ça parce ce qu’Untel m’a dit que c’était bien », ou « parce que c’est le contraire de ce qu’aiment mes parents ». On s’appuie toujours sur le goût des autres, de façon positive ou négative, pour constituer son goût. Et puis entrent en jeu les circonstances, tout ce qu’il y a autour de l’acte d’écouter de la musique, qui ne se résume pas à une situation de face à face avec l’oeuvre… En général, la musique accompagne, on fait quelque chose d’autre en même temps : au travail, en voiture, lors d’une fête, même en concert… Il y a un plaisir du concert pour le concert : le plaisir d’être entre amis, avec d’autres… Enfin, le quatrième facteur, c’est évidemment l’objet lui-même : la musique. Toutes les musiques ne font pas réagir de la même façon. Il s’agit moins de propriétés fixes, que des « réponses » variables, dans les temps et selon chacun…
Dans votre livre Figures de l’amateur, vous mettez sur le même plan amateur de musique et musicien amateur ?
Si on se base sur le rapport à la musique, entre un fanatique de jazz qui va être capable de reconnaître le son de tel ou tel contrebassiste entre 1935 et 1937 et quelqu’un qui ânonne Chopin très mal au piano, qui est le plus amateur ? L’idée, c’est de remettre l’accent non pas sur un critère unique (pratique d’un instrument ou non), mais sur l’importance de l’activité, la façon de se documenter, de développer ses connaissances… Progressivement, lorsqu’on s’intéresse à la musique, on commence à voir les différences entre les genres, les artistes, etc., et à être sensible à ces différences. C’est cette capacité à saisir des différences qui fait l’amateur. Mais ces différences ne sont pas directement dans l’objet : ça n’est pas parce qu’il y a des nuances infinies dans toutes les musiques qu’on les perçoit immédiatement. Par exemple, le metal, pour quelqu’un qui n’aime pas cette musique, c’est toujours pareil. C’est du bruit indifférencié. L’exemple du vin est assez bon pour expliquer cela. Quand vous n’êtes pas amateur de vin, tous les vins se ressemblent. Mais, au fur et à mesure qu’un amateur de vin développe son goût, le même verre de vin devient un réceptacle de mille différences. Est-ce que ces différences étaient dans le vin ou dans le goûteur ? Dans les deux, l’un par l’autre, il faut soi-même faire apparaître les différences pour y devenir sensible.
Toujours dans Figures de l’amateur, vous faites la comparaison entre mélomanes et drogués…
Plutôt que le mot goût, je préfère le mot attachement. Pour son double sens : « être attaché à », c’est une façon dire qu’on aime. Mais c’est reconnaître qu’aimer c’est aussi un lien, une contrainte… Le goût, ça n’est pas une maîtrise. On ne décide pas d’aimer l’electro ou Bach. On se laisse envahir, il y a une prise de possession, mais délibérée, d’où la comparaison. Ce paradoxe, le mot passion le dit très bien. Qui dit passion ne dit pas passivité bien sûr. C’est à la fois passif, dans le sens où ça m’arrive. Mais pas dans le sens : je ne fais rien. C’est une façon active de se laisser posséder. Mais cette recherche d’envahissement, de perte de maîtrise ne s’oppose pas au moment complètement maniaque où l’on fait attention à toutes les différences. C’est bien parce qu’on a construit cette sensibilité à des différences qu’on peut se laisser emporter par elles. Les belles choses ne se donnent qu’à ceux qui se donnent à elles. C’est comme tomber amoureux, si on fait rien pour cela et qu’on ne pense qu’à son boulot, on diminue ses chances de rencontre l’âme soeur… (rires)
Pour vous, le disque a révolutionné l’histoire de la musique et la façon dont on l’écoute. Vous parlez de « discomorphose ».
Oui, d’ailleurs maintenant, avec les mp3, il faudrait plutôt parler de digitomorphose. Parmi tous les intermédiaires entre la musique et celui qui l’écoute, il y a en un qui est très important : c’est le support d’écoute même, celui qui permet l’activité. C’est d’abord avec l’édition papier de partitions bon marché, puis quand le disque s’est développé, que sont apparus les amateurs de musique. Il faut bien comprendre qu’avant, la musique était toujours liée à un évènement, un rituel, une fonction donnée, et était indissociable du contexte social, culturel dans lequel elle était jouée. Ce qui est toujours le cas dans les sociétés traditionnelles comme en Afrique ou ailleurs… Avec le disque, la musique perd ce rôle fonctionnel obligé, et peut devenir l’objet même de la pratique. Avec ce médium qui fixe la musique, qui permet de définir des différences pertinentes, de comparer, on peut techniquement écouter de la musique pour la musique. Là encore, on est dans une activité : l’écoute n’a rien d’une pratique passive, bien au contraire. Pas besoin de faire des mix ou des scratch pour ça, le fait même que l’on choisisse ce qu’on va passer dans sa collection de disques, ou de mp3, faire ce choix c’est déjà un geste actif, dans le sens où l’on découpe dans un répertoire ce qui nous plaît, à un moment donné, et qu’on s’amènage une écoute particulière. Même techniquement : les tout petits gestes qu’on peut faire, mettre plus ou moins fort, faire ses propres redécoupages au sein d’un album… Dans toutes ces pratiques ordinaires, on transforme, redéfinit et re-compose à notre manière la musique qu’on écoute.
Le développement de nouveaux supports d’écoute (type baladeurs mp3) et d’accès à la musique vont-ils générer selon vous de nouvelles façons d’écouter et d’aimer la musique ?
L’avantage du disque, c’est qu’il regroupait dans un même objet trois aspects : légal, technique et musical. Avec le mp3, plus d’objet unique. La musique passe de supports en supports, et vous n’avez aucun recours au niveau légal pour payer ceux qui l’ont fait. Cela permet une circulation et une manipulation bien plus grandes, mais il faudra trouver de nouvelles formes de rémunération des auteurs et producteurs. Trouver un juste milieu entre le tout gratuit, ce qui est aussi une façon mortifère de ne donner de valeur à rien, et le coté réac, qu’est-ce qui se passe, ils n’ont qu’à payer, envoyons les gendarmes ! Quels gendarmes ? En terme de pratiques, il est évident que ces nouveaux supports et outils vont générer des nouvelles pratiques d’écoute, qui en retour auront sans doute des effets sur la façon même de créer et de produire la musique. À support différent, pratique différente : je pense que l’écoute au casque, les flux continus, la facilité avec laquelle on peut changer de morceau, passer d’un genre à l’autre… sont des modalités qui créent un rapport différent à la musique. À la fois dans la quantité, dans la comparaison, dans la gestion des enchaînements, dans la possibilité de se mettre dans une bulle ou non, ou dans les formes de partage… : autant de formes nouvelles inventées par le support.
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